Madame, Mademoiselle, Monsieur

Vous avez certainement entendu parler de la campagne « Madame ou Madame », lancée par Osez le féminisme et les Chiennes de garde. Cette campagne vise à faire appliquer les recommandations ministérielles qui existent déjà concernant la distinction entre « Madame » et « Mademoiselle » dans les formulaires administratifs. Le site rappelle très justement que cette distinction ne repose sur aucune disposition législative ou réglementaire. En clair, il est reconnu officiellement depuis quarante ans que cette distinction est discriminatoire; pourtant, elle perdure, témoignant ainsi de la force de l’habitude et de l’ancrage des représentations de genre.

Vous trouverez sur le site le détail de ces circulaires ainsi que les « questions écrites » envoyées par des député-e-s et sénateurs-trices à des membres du gouvernement, depuis 1972 (!). Il ne s’agit pas, en effet, d’une question nouvelle: le sujet a été mis sur la table par les féministes dès les années 1970, avec les résultats positifs évoqués ci-dessus, mais cela est resté sans effet sur les pratiques des Français.

Qu’entendent les féministes, dans ce cas précis, par le terme « discriminatoire »? Le verbe « discriminer » signifie, à l’origine, « séparer », « distinguer ». Vous l’avez peut-être compris, j’aime bien partir de définitions: ce verbe signifie « différencier, en vue d’un traitement séparé, un élément des autres ou plusieurs éléments les uns des autres en le(s) identifiant comme distinct(s) ». Dans son sens péjoratif, il désigne des distinctions opérées entre des personnes ou des groupes de personnes, à leur détriment. On reproche souvent aux féministes de voir du sexisme ou de la discrimination là où il n’y en a pas; ça n’a pas manqué. Pourtant, il s’agit bien ici d’opérer une distinction entre des personnes: en l’occurrence, distinguer, parmi les femmes, celles que l’on appelle « Mademoiselle » et celles que l’on appelle « Madame », selon des critères culturels assez transparents, et à leur détriment.

Cette distinction s’opère en effet essentiellement selon plusieurs types de critères. Le premier, le plus évident, est celui qui consiste à séparer les femmes entre les mariées et les non-mariées. Pourquoi cette distinction? Et surtout, qu’est-ce que ça peut bien faire? Pourquoi les impôts, ma banque, ma mutuelle, la SNCF ont-ils besoin de savoir si je suis mariée ou non? Et pourquoi cette distinction est-elle importante en ce qui me concerne, et non en ce qui concerne mon père, mon frère, mon compagnon?

Le critère du mariage induit d’autres représentations discriminatoires. Séparer les femmes mariées des autres, c’est, de façon implicite, reconnaître une légitimité aux premières que les secondes n’ont pas.

Dialogue de la vie ordinaire: « Allo, Mademoiselle X? – Non, c’est Madame. – Ah, pardon! » Pas besoin de s’excuser, ça ne me fait ni chaud ni froid, sauf si vous avez l’intention de me parler différemment maintenant que vous savez que « c’est Madame ».

Mais la distinction peut aussi avoir un autre sens, qui découle là aussi de l’opposition mariée / pas mariée: une demoiselle, c’est jeune, c’est frais, et c’est disponible. Une madame… ben, je vous laisse en déduire ce que c’est. Cette vidéo résume de façon humoristique ce que signifie, en France, le passage de « Mademoiselle » à « Madame ».

Toutes ces distinctions constituent autant de discriminations, dans la mesure où elles véhiculent un ensemble de représentations qui visent à particulariser le statut des femmes par rapport à celui des hommes, et où elles font dépendre le statut social des femmes de leur statut marital. Non, une femme ne se définit pas en fonction de son (éventuel) mari ou compagnon. Et apparemment, toutes les sociétés ne considèrent pas cette distinction comme essentielle, puisque certains s’en sont débarrassés (les pays anglophones, qui ont adopté le « Ms », l’Allemagne; dans certaines cultures, en Asie notamment, cela n’a jamais existé).

Dans un très intéressant état des lieux des études sur le genre, la sociologue Laure Bereni propose de définir le genre comme « un système de bicatégorisation
hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées
« . Elle insiste sur le fait que « genre » n’est pas un nouveau mot pour parler « d’hommes, de femmes, de féminin, de masculin ou de différence des sexes », mais « une catégorie d’analyse rompant avec les manières communes de penser ces objets ». En d’autres termes, la notion de « genre » permet d’envisager la complexité des éléments participant à la formation de l’identité des individus dans la société, mais aussi les relations hiérarchiques implicites qui existent dans ces phénomènes d’identification. Le terme « Mademoiselle », par son existence même, témoigne de l’existence d’un « système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes » et de la nature des représentations associées le plus couramment au féminin.

Il est intéressant que les seules critiques adressées à OLF et aux Chiennes de garde quant à cette campagne consistent à dénigrer l’initiative en prétendant qu’elle est vide de sens, ou anecdotique. Je n’ai encore entendu aucune critique défendant la distinction entre « Madame » et « Mademoiselle », hormis les remarques tautologiques expliquant que si elle existe, c’est qu’il doit y avoir une raison. Quand on se penche, justement, non seulement sur les raisons souterraines d’une telle distinction, mais aussi sur ses conséquences en termes de représentation de genre et de relations au sein de la société, on comprend que la question du « Mademoiselle » est loin d’être aussi anecdotique que les contempteurs de la campagne semblent le croire. L’existence de cette catégorie, de cette case, est un des signes les plus évidents de ce qu’est le sexisme ordinaire.

14 réflexions sur “Madame, Mademoiselle, Monsieur

  1. Merci pour cette article, je suis parisienne et je me bats depuis 2 ans pour qu’au quotidien on ne m’appelle pas « mademoiselle ». Depuis cette campagne, le nombre de remarques désobligeantes, de femmes « pro » mademoiselle, l’utilisation de mademoiselle, ….tout cela ne cesse d’augmenter. Sur les forums ou autres pages qui parlent de la campagne, c’est hallucinant le nombre de commentaires négatifs « féministes qui ne servent à rien », « perte de temps », ….quand on réplique « comment voulez vous gagner la parité, l’égalité salariale et autres si quelque chose d’aussi  » insignifiant » comme l’utilisation de mademoiselle est un combat qui restera en vain…et pour certain-e-s, ça fait « tic » dans la tête. hé oui, triste réalité, je ne perds pas courage, je reste madame et je me bats contre les violences faites aux femmes, toutes les violences verbales ou physiques !

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  2. Quand j’ai entendu parler en amont de la campagne, j’ai sincèrement pensé qu’une fois le débat ainsi provoqué, il serait facile de faire valoir nos arguments. Je suis sidérée par la violence de certaines réponses (un exemple sur le blog de l’Odieux Connard http://odieuxconnard.wordpress.com/2011/09/27/on-sappelle/) et par le manque de dialogue. Les féministes ont l’habitude d’être accusées d’exagérer (mais pour C. Delphy, « Quand une féministe est accusée d’exagérer, c’est qu’elle est sur la bonne voie »), mais là la discussion est sabotée d’avance, beaucoup de gens refusent même d’écouter… Dur dur d’argumenter rationnellement dans cette situation!

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  3. Beaucoup de gens ne comprennent pas la campagne pensant à tort que les féministes veulent bannir le mot « mademoiselle » de la langue française. Ils ne font pas la différence entre la suppression de « mademoiselle » des formulaires administratifs et suppression du mot tout court. Force est de constater que le mot « mademoiselle » est très ancré dans notre société car souvent associé à des valeurs comme la jeunesse, la liberté, la fraîcheur. « Madame » ou « mademoiselle » étant très connotées, un des objectifs de la campagne serait de neutraliser le « madame » pour mieux l’apprivoiser.

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    • C’est vrai, et certains articles écrits sur la campagne entretiennent cette confusion. Cependant, même si OLF et les Chiennes de garde n’entendent pas imposer quoi que ce soit au pour ce qui est des pratiques privées, je crois qu’il s’agit là d’une première étape. En remettant en cause l’utilisation abusive de cette désignation dans les formulaires administratifs, les féministes entendent faire réfléchir de manière plus générale sur toutes ces différences qui, dans la langue de tous les jours, entretiennent des distinctions de genre.

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  4. Pingback: Vu, lu, entendu (14-20/11) « Genre!

  5. Agissant aux intérêts de l’association « Libérez les Mademoiselles ! », Alexandre-Guillaume Tollinchi a déposé par devant le Conseil d’Etat une requête en annulation pour excès de pouvoir contre la circulaire ayant supprimé le terme « Mademoiselle ». La requête est en cours d’instruction.

    Vous pouvez la consulter intégralement ici :

    http://www.calameo.com/books/000104262bf9299149461

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    • Y’a pas mal de petites perles dans cette requête, l’argument que je préfère :

      « Qu’une jeune fille mineure se verra désormais appelée « Madame », cette situatio
      n confinant au *sublime du ridicule*, à mille lieues des impératifs d’intérêt général ; »

      C’est un argument vu ailleurs aussi. Et qu’un garçonnet de 10 soit appelé « Monsieur », ça défrise personne par contre 😀

      Je ne sais pas si la circulaire est légale ou non, le fait est qu’elle n’est que la dernière en date et que les autres ne sont pas contestées à la ma connaissance.

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      • Traditionnellement, en se mariant les femmes adoptent le nom de leur mari. Il n’y a donc aucun problème à appeler un garçon Monsieur suivi de son nom de famille dès sa naissance puisque celui-ci ne changera jamais. Pour une femme, c’est complètement différent. Le terme Mademoiselle est utilisé suivi du nom de jeune fille jusqu’au mariage. Ensuite, on dit Madame suivi du nom du mari. En cas de divorce, elles resteront Madame (encore que, la plupart de celles qui n’ont pas eu d’enfants préfèrent revenir à Mademoiselle) et reprendront leur nom de jeune fille. Appeler Madame une jeune fille de dix ans, supposerait donc qu’elle a déjà eu le temps de se marier (voire d’avoir des enfants), puis de divorcer. C’est assez rare dans notre pays!
        Je n’ai jamais vécu la différence entre Madame et Mademoiselle comme étant liée à l’âge. D’ailleurs parmi les enseignantes que j’ai connues durant ma scolarité, la moyenne d’âge était beaucoup plus élevée chez les demoiselles (célibataires) que chez les dames (mariées), environ 50 ans pour les demoiselles, versus 30 ans pour les dames.

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  6. Association fondée le 10 mars 2012, c’est à dire après la circulaire. Elle a dû beaucoup oeuvrer pour les femmes avant de déposer cette requête…

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  8. Petite situation vécue très régulièrement au téléphone avec des démarcheurs (vous savez ceux qui vous importunent constamment aux heures des repas et jusqu’à pas d’heure le soir et dont on ne sait comment se défaire). On me demande si je suis Madame X. Je réponds, que je suis Mademoiselle X et qu’il n’y a pas de Madame X à ce numéro. La personne me répond alors qu’à défaut, elle souhaite parler à Monsieur X. Je réponds alors qu’il n’y a pas non plus de Monsieur X à ce numéro. Le démarcheur s’excuse alors pour le dérangement, indique qu’il y avait une erreur sur sa liste et qu’il va immédiatement en supprimer mes coordonnées. Mieux que Pacitel, Bloctel ou autre liste orange, le simple fait d’être célibataire vous débarrasse définitivement des appels importuns. C’est une bonne nouvelle, les demoiselles ne constituent visiblement pas une cible de choix pour les démarcheurs car il est sans doute plus difficile de les leurrer. Alors vouloir interdire l’utilisation d’un terme qui ne donne que des satisfactions, c’est du grand n’importe quoi.

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