Réaliser: « moi aussi »

Il y a des lectures, des découvertes qui arrivent exactement au bon moment: au moment où vous êtes prêt·es à les accueillir et à les accepter; au moment où vous en avez besoin pour mettre des mots sur ce qu’il se passe autour de vous. J’ai commencé à lire Living a feminist life de Sarah Ahmed le jour où j’ai dit: moi aussi. C’était une pure coïncidence, mais ces deux actes – dire au monde que oui, bien sûr, moi aussi, et lire Sarah Ahmed – sont en fait intimement liés.

Sarah Ahmed essaie, dans la première partie de son livre, de décrire le processus du « devenir féministe ». Elle parle de l’importance des émotions dans ce processus: tout commence par ce ressenti confus, la sensation d’une injustice. Elle explique comment le féminisme offre de nouvelles manières de comprendre, a posteriori, ce qui nous est arrivé. Elle met le doigt sur quelque chose d’absolument crucial (c’est moi qui traduis):

Le travail féministe est souvent un travail de la mémoire. Nous travaillons pour nous souvenir de ce que nous aimerions parfois voir s’estomper. En réfléchissant à ce que signifie vivre une vie féministe, je me suis souvenue; j’ai essayé de recoller les morceaux. J’ai appliqué une éponge sur le passé (p. 22).

Appliquer une éponge sur le passé: mettre à profit mon apprentissage féministe pour revisiter mes expériences, mon histoire.

Je suis activement engagée dans le militantisme et la recherche féministe depuis plusieurs années maintenant. Pourtant ce n’est que récemment que j’ai pu donner son vrai nom à la première agression sexuelle que j’ai subie. J’avais 15 ans. Un frotteur du métro. Je n’avais pas oublié l’épisode en lui-même, je m’en souvenais confusément comme d’une confrontation au sexisme et à la violence masculine. Pourtant je ne lui avais pas donné son nom: agression sexuelle. Un délit. Punissable par la loi, en théorie.

Ré-habiter son passé de cette manière peut mener à ce sentiment incroyable qui vient du fait de donner leur nom aux choses, de comprendre, et de rejoindre un collectif – moi aussi; mon expérience n’est pas isolée. Mais comme l’explique Ahmed, donner son nom au sexisme, ou au racisme, ou à l’homophobie peut s’avérer impossible: parfois il est plus simple, moins douloureux de ne pas le faire, cela nous permet de continuer à vivre comme si de rien n’était, à peu près. Le féminisme est un travail des émotions, émotions que nous ne sommes pas toujours en mesure de gérer. Nombre de femmes ont ces derniers jours été confrontées à des émotions complexes, face au déferlement de « moi aussi », à l’injonction parfois ressentie de le dire, de se dire victime de harcèlement ou d’agression sexuelle, face à leur propre histoire. Mais n’oublions pas:

Alors que nous commençons ce processus consistant à recoller ses propres morceaux nous trouvons beaucoup plus que nous-mêmes. Le féminisme, en nous donnant un endroit où aller, nous permet de revisiter par où nous sommes passées. Nous pouvons devenir encore plus conscientes du monde grâce à ce processus qui nous rend conscientes des injustices, parce qu’on nous avait appris à ignorer tant de choses (p. 31).

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Sarah Ahmed, Living a Feminist Life, Duke University Press, 2017.

Parlons de droits plutôt que de choix

Il existe une tendance, dans le féminisme contemporain, à parler des revendications féministes – et donc à les justifier – en termes de choix. Je reconnais avoir beaucoup employé cette rhétorique moi-même, notamment à propos du port du voile pour les femmes musulmanes. Je suis farouchement en faveur du droit de ces femmes à décider de porter ou non le voile, mais réduire ce droit à un simple choix pose un problème majeur : cela revient à faire dépendre de l’individu une décision qui n’est jamais purement personnelle, mais qui s’inscrit dans un cadre précis et contraignant. En France, par exemple, la décision de porter ou non le voile est conditionnée par l’existence d’une islamophobie ambiante, d’agressions visant particulièrement des femmes voilées, d’une rhétorique républicaine confondant laïcité et suppression de toute marque religieuse (si la religion concernée est l’islam), etc. Mais elle est aussi conditionnée par l’environnement social et familial, l’éducation, l’appartenance à une culture plus ou moins traditionnaliste, les pressions éventuellement exercées, dans un sens ou dans l’autre, par l’entourage. Autrement dit, il ne s’agit jamais simplement d’un choix exercé en toute liberté par l’individu : ce choix est déterminé par des facteurs d’ordre social et politique, en plus des facteurs religieux (la croyance, par exemple, que les femmes musulmanes ont un devoir sacré de se couvrir).

Or qu’est-ce qu’on oppose à Laurence Rossignol critiquant la « mode pudique » ? Le choix des femmes à porter ou non le voile. Ce qui conduit la ministre à une démonstration d’islamophobie et de racisme, où elle compare le choix de porter le voile à celui des « nègres américains » de soutenir l’esclavage. Cette comparaison a déjà été largement critiquée, je n’y reviens pas ; simplement, je remarque que Laurence Rossignol tombe dans l’excès inverse de celui que je critique. Au lieu de réduire, comme le font tant de féministes, un droit à un choix, elle nie la possibilité même, pour les femmes musulmanes, de faire un choix éclairé en faveur du port du voile. Tout « choix » ne serait alors qu’une illusion de liberté, puisque les femmes musulmanes seraient entièrement déterminées par un contexte misogyne où elles seraient amenées à s’approprier ce qui ne profiterait, en fait, qu’au patriarcat.

Reprenons : en quoi consiste exactement cette rhétorique du choix, et pourquoi a-t-elle autant de succès ? La journaliste Hadley Freeman a parfaitement résumé le problème dans un article récent où elle critique les utilisations actuelles du mot empowerment [« le fait de donner du pouvoir à des personnes qui en sont privées »]. Elle explique qu’au sein de la « 4ème vague » du féminisme a émergé l’idée suivante :

Juger d’autres femmes parce qu’elles choisissent de faire quelque chose – n’importe quoi – est en soi anti-féministe, parce que ces femmes ont fait leur choix et agissent par conséquent de manière féministe. Le mot empowered a trouvé un nouvel élan et les femmes vivant leur vie en fonction de leurs propres choix et de leurs désirs sont décrites comme « self-empowered ». Le « féminisme du choix » remplace le « féminisme consumériste », mais les deux reviennent finalement au même : si une femme fait quelque chose de son propre gré – qu’il s’agisse de faire du pole dancing ou d’acheter des chaussures – alors il s’agit d’un acte féministe. Et plus que jamais, ce n’est pas du féminisme qu’il s’agit, mais de donner du pouvoir à la femme en tant qu’individu.

La dernière phrase est essentielle, et me reconduit à mon idée de départ : parler de choix oblige à se placer à l’échelle de l’individu, dont on suppose qu’il ou elle est en mesure d’exercer son libre-arbitre pour prendre des décisions personnelles sur la conduite de sa vie. Or d’où vient la rhétorique du choix dans le discours féministe ? Du débat sur l’avortement, plus spécifiquement de la réaction à l’étiquette pro-vie brandie par les opposant·es au droit à l’avortement.  Cette étiquette s’inscrit dans la perspective selon laquelle l’avortement est en réalité un meurtre. Il s’agit donc d’imposer un cadrage bien particulier au débat, où des pro-vie s’opposeraient à des anti-vie. Pour résister à cette tentative de réduire ainsi le débat, les féministes ont créé une autre étiquette : pro-choix. Deux camps de « pro », correspondant à deux idéologies, s’opposent donc : les pro-vie et les pro-choix, l’IVG comme crime ou l’IVG comme droit. Cette opposition spécifique vient du débat étatsunien sur l’avortement, et s’est ensuite répandue ailleurs dans le monde. Or si vous êtes, comme moi, une avide consommatrice de séries venant des USA, vous aurez peut-être remarqué la manie qui consiste à présenter les parcours de vie en termes de « bons » et de « mauvais » choix. D’anciens criminels expliqueront ainsi qu’ils ont fait de « mauvais choix » qu’ils regrettent ; les gentils nous expliquent quant à eux sur un ton sentencieux que tout est une question de « bons » et de « mauvais » choix qui déterminent le cours de notre vie. Je suis toujours très agacée par cette idée qui fait complètement fi de décennies de recherches en sciences humaines, politiques et sociales, qui nous ont appris que le sujet individuel n’était pas aussi libre qu’il le croyait et était au contraire inscrit dans des situations bien précises et parfois soumis à des mécanismes qui le dépassent. Je ne parle même pas de la force de l’inconscient, qui empêche le sujet d’être « maître dans sa propre demeure ». Bref, il s’agit là d’une vision simpliste et naïve du monde.

Or le succès du cadrage féministe du débat sur l’avortement entre pro- et anti-choix (un cadrage qui reste utile) a conduit, il me semble, à appliquer le même cadrage d’abord à toutes les revendications féministes, puis à toutes formes d’actes exercés par des femmes. Qui dit choix dit exercice de son libre-arbitre et forme d’empowerment ; s’opposer à ce choix serait alors, automatiquement, un acte anti-féministe. Cette glorification du choix de l’individu s’oppose aux raisonnements d’ordre politique. Une autre comparaison peut permettre de comprendre ce problème : le fait de rapporter des déclarations comme « les Noirs sont paresseux » ou « les homosexuels ne devraient pas avoir le droit d’adopter » à de simples opinions. S’il ne s’agit que d’une opinion, alors aucun problème avec de telles déclarations, n’est-ce pas ? Chacun·e a le droit d’exprimer son opinion en démocratie, n’est-ce pas ? Or rapporter de telles déclarations à des « opinions » conduit à les vider de leur contenu politique. Toutes les « opinions » ne sont pas égales, et certaines sont passibles de sentences pénales, pour la simple et bonne raison qu’il ne s’agit pas que d’ « opinions » individuelles et inoffensives mais de manifestations de systèmes de discriminations qui se nourrissent des préjugés et de la peur de tout ce qui ne nous ressemble pas. Ce qui est en jeu, ce n’est pas que l’avis, soi-disant neutre et indépendant, d’un individu en particulier, mais la façon dont cet avis s’insère dans un système de pensée et de discriminations actives. Le problème est, au fond, exactement le même avec la rhétorique du choix. Tous les choix ne se valent pas, et faire un choix ne signifie pas automatiquement que ledit choix échappe à toute critique et à toute pensée politique. Ce n’est pas ainsi que nous parviendrons à aller de l’avant.

Nos adversaires ont alors beau jeu de considérer les formes contemporaines de féminisme comme une espèce de néolibéralisme centré sur l’individu et ses choix. Ils ont beau jeu de détourner nos arguments pour caricaturer les identités trans en les ramenant au choix d’être homme ou femme : il est inacceptable, disent-ils, de considérer que l’on puisse se lever un matin et décider d’être une femme. Jamais personne n’a évidemment revendiqué une telle chose, mais ils font semblant de nous prendre au mot et d’appliquer notre logique à toutes les revendications liées au féminisme, aux sexualités et au genre ; idem pour les homophobes qui parlent de l’homosexualité comme d’un choix de style de vie.

Il ne s’agit donc pas simplement de changer de termes pour parler des mêmes choses. Il faut selon moi prendre vraiment le temps de réfléchir aux implications de cette rhétorique du choix. Et il ne s’agit surtout pas de jeter les revendications concernées avec l’eau du bain – au contraire : je pense que ces revendications auront beaucoup plus de poids si on les considère en termes de droits plutôt qu’en termes de choix. Pour revenir sur les exemples que j’ai pris, je défends le droit des femmes à porter ce qu’elles veulent et à mettre fin à une grossesse non-désirée ; je défends le droit de vivre au grand jour son identité de genre et sa sexualité, le droit d’épouser qui l’on veut et d’adopter des enfants quelle que soit notre orientation sexuelle. Ou pour le dire autrement, je défends le droit au choix, c’est-à-dire que je me bats pour que l’exercice des droits de tou·tes soit possible, sans discrimination d’aucune sorte. En réorientant ainsi notre action et notre discours, on sera en mesure d’insister sur le fait que le féminisme n’est pas une somme de choix individuels émancipant des sujets isolés, mais un combat collectif pour l’autonomie et les droits de toutes.

 

 

Intervention Queer Week 2016: « De la féminisation à la débinarisation? »

Je partage ci-dessous les slides de mon intervention lors de l’atelier-conférence sur l’écriture inclusive organisé par des étudiant·es de Sciences Po dans le cadre de la Queer Week 2016. Merci encore à ces étudiant·es pour leur invitation, et à Cécile pour l’organisation de l’atelier. Y participaient également Sophie Labelle (autrice de la BD « Assignée garçon », récemment rebaptisée « Stéphie n’a jamais été un garçon ») et l’autrice et artiste Ariane Sirota.

Aux origines du genre (4): rendre justice à la complexité du genre

Si je devais résumer les éléments abordés dans cette série en les replaçant dans l’ordre chronologique, ça donnerait quelque chose comme ça:

  • Même si le concept ne date que des années 1950, certains travaux et réflexions ont permis, avant cette époque, de poser les bases de ce qui deviendra le concept de genre dans le discours féministe. Je me suis concentrée dans le 3ème billet de la série, « Avant le genre », sur deux figures: Margaret Mead, anthropologue étatsunienne, et Simone de Beauvoir, philosophe française. Même si elles ne sont pas les seules qui participent de cette histoire, elles jouent un rôle très important dans le renouvellement de la conception occidentale de la naturalité des rapports entre femmes et hommes.
  • Le genre n’est pas, à l’origine, un concept féministe – bien au contraire: la visée des médecins et psychologues qui l’ont inventé dans les années 1950 était extrêmement normative. S’ils établissent une distinction essentielle entre sexe (biologique) et genre (psychologique), c’est pour décrire des cas considérés comme pathologiques de non-concordance entre ces deux dimensions. Ils étudient notamment ce qu’ils nomment l' »hermaphrodisme » (on dirait aujourd’hui l’intersexuation) et le « transsexualisme » (terme pathologisant pour désigner les identités trans). Si le sexe et le genre sont deux dimensions différentes de l’identité des individus, ces deux dimensions doivent nécessairement, pour eux, être en concordance.
  • Des féministes voient dans ce concept des potentialités libératrices, dans la mesure où il permet de comprendre des dimensions de l’identité « sexuée » des individus qui ne relèvent pas directement, ou pas du tout, de la biologie. Ces féministes s’inscrivent dans une lignée théorique constructiviste, lignée dont participent notamment Mead et Beauvoir. La sociologue Ann Oakley, par exemple, se saisit du concept de genre et le déplace vers la description de la dimension sociale de l’identité des individus. Le genre garde, chez Oakley, sa première définition de dimension psychologique de l’identité sexuée; mais alors que des médecins comme Robert Stoller ou John Money n’étaient absolument pas intéressés par la description des rapports sociaux, Oakley essaie d’établir un pont entre le psychologique et le social.

Parallèlement à cette série, j’en ai publié une autre sur mon carnet de recherche, qui concerne, elle, ce que j’appelle les « généalogies polémiques du genre« . Il s’agit des généalogies plus ou moins fantaisistes, à visée polémique, que l’on trouve très régulièrement dans le discours antigenre. J’aborde notamment le lien avec les théories du complot et la tendance à déshistoriciser le genre, c’est-à-dire à le traiter comme un principe explicateur de tous les maux de l’humanité, actif avant même que le concept ait été inventé. Une de ces généalogies fantaisistes va même jusqu’à faire remonter l’influence de la « théorie du gender » à la Genèse (oui oui). Toutes les généalogies polémiques du genre ne sont évidemment pas aussi ridicules, mais toutes ont au moins deux points en commun: 1) l’objectif de mettre en évidence l’influence cachée d’un ou plusieurs groupes de pression (les « féministes radicales », le « lobby gay »…), qui oeuvreraient dans l’ombre pour changer l’humanité 2) la volonté de présenter une vision unifiée et univoque du concept de genre, ce qui le rend évidemment plus facile à dénoncer.

Or j’ai essayé de montrer, dans cette série sur les origines du genre, qu’il s’agit d’un concept complexe, à l’histoire elle aussi complexe, et qu’il est important de préserver cette complexité. Le discours antigenre se fait souvent anti-intellectualiste, en dénonçant un concept difficile à appréhender et résumer. Mais c’est justement ce qui fait sa richesse. Si l’on veut contrer les tentatives polémiques de réduire cette complexité pour présenter un ennemi unique, « la théorie du genre », je crois qu’il est nécessaire de refuser les simplifications à outrance et de rendre justice à la diversité des usages et des acceptions du genre.

Je prends pour exemple deux conceptions très différentes du concept au sein du discours féministe et de la recherche sur le genre. Sur ce blog et dans mes travaux, j’emploie généralement le terme de genre au singulier. Cet emploi est délibéré de ma part. Je m’inscris dans une tradition de pensée proche du féminisme matérialiste, qui considère le genre comme un système qui produit du binaire, c’est-à-dire la division de l’humanité en deux catégories hiérarchisées, « féminin » et « masculin ». Cette définition du genre ne signifie pas, évidemment, que j’adhère à cette vision binaire des choses: il s’agit d’une manière de montrer en quoi le genre produit du binaire et nous enferme dans ces catégories, en empêchant ou sanctionnant toute transgression. Dans ma perspective, le genre n’est pas non plus le pendant ou l’opposé du sexe (comme certaines théorisations continuent de le suggérer). J’ai expliqué ailleurs en quoi opposer le sexe et le genre, en cantonnant le sexe à un naturel inquestionnable, empêche de comprendre réellement ce qu’implique l’imaginaire autour de la « différence des sexes ».

Cette conception est très éloignée de ce qu’on appelle la théorie queer, qui utilise elle aussi le concept de genre, mais au pluriel. Cet emploi s’inscrit dans une stratégie « de resignification, de désidentification, de prolifération, de réappropriation (des genres par exemple mais pas seulement) » (Bourcier 2002). A la dualité de la différence des sexes, la stratégie queer oppose l’ambivalence, la prolifération et la fragmentation. Dans cette conception, il n’existe pas deux genres, correspondant à deux sexes, mais un spectre d’identité de genre irréductible à une vision binaire.

Il existe donc énormément de dissensions et de débats, au sein même de la recherche sur le genre, sur la manière de comprendre et d’utiliser le concept, ainsi que sur son efficacité politique. Est-ce une mauvaise chose? Cette complexité est-elle un signe de confusion et d’immaturité du concept? Certainement pas. C’est au contraire, pour moi, une preuve de sa richesse et de ses potentialités théoriques et politiques. Je crois aussi, je l’ai déjà dit plusieurs fois, que répondre aux antigenre que « la théorie du genre n’existe pas » ne suffit pas, si on n’arrive pas à rendre compte de cette richesse. C’est parce que le genre est un concept très complexe aux multiples acceptions et théorisations que « la théorie du genre n’existe pas ». Mais pour prouver cela, il faut avoir au moins une vague idée de cette complexité. Le problème, c’est qu’on ne peut pas exiger cela de tout le monde, et loin de moi l’idée de le faire. Le concept peut assez facilement être manié et approprié par tout le monde, nul besoin pour cela d’avoir fait 10 ans d’études. C’est tout le problème de la polémique sur le genre: les antigenre n’abordent absolument pas le concept d’un point de vue scientifique, illes en réduisent la complexité en en faisant une « théorie du genre » menaçante et univoque. Pourtant il s’agit bel et bien d’un concept scientifique, et pour leur répondre de façon appropriée, il faut pouvoir se servir de quelques outils venus du champ des études de genre. Autrement dit, il faut selon moi répondre à des arguments non scientifiques et purement polémiques par de la nuance, de la subtilité, de la complexité. Il faut pouvoir, contre le discours anti-intellectualiste qu’est le discours antigenre, se déplacer hors de la polémique pour pouvoir à nouveau manier des concepts; ce qui est extrêmement difficile à faire, et ce que, pour le moment, nous avons échoué à faire. Les antigenre nous ont enfermé·es dans la polémique, mais en se plaçant sur leur terrain, il n’y a aucun moyen de gagner, car on ne peut pas succomber à la tentation de la simplicité sans perdre la force et l’efficacité du concept. Il faudrait donc pouvoir changer de terrain, les forcer à débattre avec des outils intellectuels qu’ils refusent d’utiliser.

Aux origines du genre (3): avant le genre

J’ai pour l’instant parlé de la naissance du concept de genre dans les milieux psychologiques étatsuniens dans les années 1950, ainsi que de son appropriation / tranformation par des féministes dans les années 1970. J’ai insisté, dans mon 2ème billet, sur l’écart important qui existe entre les premières utilisations du genre et les utilisations qui peuvent en être faites à partir de l’appropriation féministe. Etant donné cet écart, on peut se demander pourquoi et comment les féministes en sont venues à utiliser le concept. Pour comprendre cela, il manque un élément important dans la mini-généalogie du genre que j’essaie de présenter: les théorisations qui précèdent l’invention du concept mais contribuent à rendre le genre pensable (merci @sociosauvage pour la formulation). En effet, acclimater le genre à la pensée féministe était loin d’aller de soi; si certaines féministes ont perçu, dès le début des années 1970, l’utilité du concept, c’est parce qu’elles y reconnaissaient des idées qui avaient déjà été formulées et ont exercé une grande influence dans l’histoire du féminisme. Je présente dans ce billet deux penseuses ayant contribué à cette histoire: l’anthropologue Margaret Mead et la philosophe Simone de Beauvoir.

Margaret Mead et l’apprentissage des « rôles sexuels »

Margaret Mead est une figure majeure de l’anthopologie culturelle aux Etats-Unis. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages, les deux plus importants étant Coming of Age in Samoa et Sex and Temperament in Three Primitive Societies, traduits en français en 1963 dans un seul livre, Moeurs et sexualité en Océanie. Ils sont issus d’observations ethnographiques réalisées en Polynésie dans les années 1920; Mead s’intéresse particulièrement à la sexualité des adolescents.

Elle est régulièrement, et à raison, citée comme exerçant un rôle fondamental dans l’histoire de la pensée constructiviste sur le sexe (c’est-à-dire les théories qui ne considèrent pas la masculinité et la féminité comme étant directement et exclusivement déterminées par la biologie). Ann Oakley, dont j’ai parlé dans le 2ème billet de cette série, la cite à de nombreuses reprises: elle s’appuie donc sur des travaux d’anthropologie pour faire voyager le concept de genre de la psychologie vers les sciences humaines et sociales.

La citation la plus connue de Mead concernant le caractère culturel des « rôles sexuels » est la suivante; elle y évoque trois peuples polynésiens qu’elle a observés:

Ni les Arapesh ni les Mundugumor n’ont éprouvé le besoin d’instituer une différence entre les sexes. L’idéal arapesh est celui d’un homme doux et sensible, marié à une femme également douce et sensible. Pour les Mundugumor, c’est celui d’un homme violent et agressif, marié à une femme tout aussi violente et agressive. Les Chambuli, en revanche, nous ont donné une image renversée de ce qui se passe dans notre société. La femme y est le partenaire dominant ; elle a la tête froide, et c’est elle qui mène la barque ; l’homme est, des deux, le moins capable et le plus émotif. D’une telle confrontation se dégagent des conclusions très précises. Si certaines attitudes, que nous considérons comme traditionnellement associées au tempérament féminin – telles que la passivité, la sensibilité, l’amour des enfants – peuvent si aisément être typiques des hommes d’une tribu, et dans une autre, au contraire, être rejetées par la majorité des hommes comme des femmes, nous n’avons plus aucune raison de croire qu’elles soient irrévocablement déterminées par le sexe de l’individu. […]
Il nous est maintenant permis d’affirmer que les traits de caractère que nous qualifions de masculins ou de féminins sont pour un grand nombre d’entre eux, sinon en totalité, déterminés par le sexe d’une façon aussi superficielle que le sont les vêtements, les manières, ou la coiffure qu’une époque assigne à l’un ou l’autre sexe. (Mead 1963 : 251-252)

A partir de ses observations ethnographiques, elle tire donc des conclusions générales concernant le sexe et ce qu’on appelait alors le « tempérament », c’est-à-dire les dispositions psychologiques (individuelles ou communes à l’ensemble d’un peuple). Elle distingue ce qui relève du biologique et ce qui relève de toute évidence du culturel (les vêtements, la coiffure…), mais elle va aussi plus loin: elle cherche à faire bouger la ligne de partage entre nature et culture, en montrant que nombre de nos conceptions concernant le sexe et les normes de comportement attribuées à chaque sexe sont en fait empreintes de culture. Cela la conduit du théorique au politique, puisqu’elle pose aussi la question en termes d’inégalité:

La plasticité de la nature humaine étant admise, d’où proviennent les différences que l’on constate entre les types de comportement assignés par les diverses sociétés soit à tous leurs membres, soit respectivement à chaque sexe. Si ces différences résultent de la culture propre à chaque société, comme l’enquête qui précède semble bien le suggérer, si tout nouveau-né peut aussi aisément devenir un paisible Arapesh qu’un brutal Mundugumor, comment expliquer l’existence même de telles dissimilitudes ? Si rien, dans la constitution physique des Chambuli ne paraît justifier l’inégalité entre hommes et femmes – supposition que nous devons écarter en ce qui concerne tant les Chambuli que nous-mêmes – quels principes sont à la base d’évolutions si diverses ? (Mead 1963 : 253)

Elle en arrive ainsi à considérer l’assignation de certains traits de caractère aux hommes ou aux femmes comme étant arbitraire:

Il en est de même des tempéraments « masculin » et « féminin » sur le plan social. Certains traits communs aux hommes et aux femmes sont assignés à un sexe, et refusés à l’autre. L’histoire du statut social des sexes est pleine de ces restrictions arbitraires dans le domaine intellectuel et artistique ; mais comme l’on suppose toujours qu’il existe une certaine correspondance entre les données physiologiques et l’émotivité, nous avons plus de difficulté à reconnaître que le choix s’est opéré de façon tout aussi arbitraire sur le plan affectif. […] Ce qui, à l’origine, n’était qu’une nuance de tempérament s’est transformé, sous l’influence sociale, en une caractéristique essentielle et inaliénable d’un sexe. (Mead 1963 : 256-257)

Rappelons que ces lignes sont écrites au tournant des années 1920-1930. Margaret Mead pose les jalons d’une conception constructiviste du sexe qui ne sera formulée en termes de genre que plusieurs décennies plus tard. Mais ce sont aussi des écrits qui appartiennent à leur temps, et comportent donc des limites évidentes; on lui a par exemple reproché un imaginaire exotisant de la sexualité polynésienne. Dans les années 1980-1990, elle fait l’objet de violentes attaques de la part d’un autre anthropologue, qui adopte quant à lui une attitude anti-culturaliste; mais elle continue à être considérée comme une référence majeure de l’anthropologie culturelle.

Simone de Beauvoir

Si Ann Oakley cite beaucoup Margaret Mead, Simone de Beauvoir est en revanche curieusement absente de Sexe, genre et société, son livre de 1972 qui amorce la réflexion sur le genre dans les sciences humaines et sociales. Le Deuxième sexe avait pourtant été (mal et partiellement) traduit en anglais en 1952 et on sait qu’il a beaucoup été lu, notamment par les féministes étatsuniennes, dans les années 1970 (il faut attendre 2009 pour qu’une traduction anglaise complète et de qualité soit publiée!). Comme Margaret Mead, Simone de Beauvoir s’inscrit dans ce qu’on appelle aujourd’hui la pensée constructiviste.

Il se joue de toute évidence quelque chose d’essentiel dans les décennies qui suivent la seconde guerre mondiale. La chercheuse Hélène Rouch explique que cette époque est marquée par les progrès de l’endocrinologie, de l’embryologie et de la génétique, permettant « une compréhension presque complète de la physiologie sexuelle et de la détermination du sexe chez les mammifères et dans l’espèce humaine » (Rouch 2003 : 116). Simone de Beauvoir a lu les travaux de médecine et de biologie de son époque, elle les commente abondamment dans le premier chapitre du Deuxième sexe; elle est donc au fait des savoirs de son temps, et c’est à partir de ce discours biologique et médical qu’elle développe sa critique de la naturalisation du sexe (j’y reviens ci-dessous). L’ouvrage est publié en 1949; c’est en 1955 que John Money commence à parler d' »identité de genre », tandis que Stoller parle d’une division sexe/genre dans les années 1960; l’ouvrage d’Oakley date quant à lui de 1972.

Pour autant, on serait bien en peine de présenter les choses comme suivant une ligne droite, menant de Mead à Stoller puis à l’invention féministe du genre. Beauvoir ne connaît pas les travaux de Mead quand elle rédige Le Deuxième sexe. Money, Stoller et leurs collègues ne connaissent absolument pas Beauvoir, et certainement pas Mead non plus, malgré sa célébrité dans le milieu des anthropologues à la même époque. Comme je l’ai déjà dit, Oakley reprend le concept de Money et Stoller, s’appuie sur les travaux de Mead, mais passe sous silence ceux de Beauvoir (parce qu’elle ne les connaît pas encore?).

Et pourtant, a posteriori, l’apport de la pensée de Beauvoir paraît absolument majeur, si bien qu’on cite souvent sa célèbre formule pour définir le genre: « On ne naît pas femme, on le devient » – pourtant, en 1949, le concept n’avait même pas été inventé. J’avais consacré un billet à ma lecture du Deuxième sexe, où j’expliquais plus en détail la pensée de Beauvoir. Pour elle, aucun « destin » n’explique ni ne justifie la situation de domination dans laquelle se trouvent les femmes:

Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. (Beauvoir 1949, t.2 : 13)

Elle s’intéresse à la catégorie « femme » et à la manière dont elle a été définie et fantasmée au fil des siècles… toujours par des hommes, qui érigent « la femme » en Autre absolu pour justifier et perpétuer la domination d’une « caste » sur l’autre. Pour elle, il n’existe pas d’essence intemporelle de la féminité: il s’agit d’une construction sociale, qui n’a donc pas d’existence tangible et qui est, de plus, inscrite dans l’histoire et la culture. A la suite de Beauvoir, les féministes et les études de genre se sont attachées à montrer quels sont les attributs culturellement attachés à la féminité; on voit donc comment cette idée rejoint les travaux précurseurs de Mead et comment ces deux penseuses ont pu contribuer à l’émergence du concept féministe de genre.

Dans le prochain et dernier billet de cette série, je ferai le bilan de cette petite généalogie du genre et présenterai à grands traits l’évolution subie par le concept depuis son appropriation par les féministes dans les années 1970.

Références citées

DE BEAUVOIR Simone, 1949, Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard.
MEAD Margaret, 1963 [traduction d’écrits des années 1920-1930], Moeurs et sexualité en Océanie, trad. G. Chevassus, Paris, Terre Humaine.
OAKLEY Ann, 1972, Sex, Gender and Society, Londres, Temple Smith.
ROUCH Hélène, 2003, « La différence des sexes chez Adrienne Sahuqué et Simone de Beauvoir: leur lecture des discours biologiques et médicaux », Cahiers du Genre, n° 34, p. 105-125.

Aux origines du genre (2): comment le genre devient-il féministe?

Dans le premier billet de cette série, j’ai évoqué l’invention du concept dans les milieux des médecins et sexologues étatsuniens dans les années 1950-1960. Le genre est alors défini de manière purement psychologique: il s’agit pour ces médecins de séparer le sexe (biologique, naturel) du genre qui, pour le Dr Robert Stoller, équivaut à l’identité de genre:

sexe (état de mâle et état de femelle) renvoie à un domaine biologique quant à ses dimensions – chromosomes, organes génitaux externes, gonades, appareils sexuels internes (par exemple, utérus, prostate), état hormonal, caractères sexuels secondaires et cerveau; genre (identité de genre) est un état psychologique – masculinité et féminité. Le sexe et le genre ne sont nullement nécessairement liés. (Stoller 1985)

De cette invention médico-psychologique, on a tendance à retenir l’expérience menée par le Dr Money sur Bruce/David Reimer (je vous renvoie à mon premier billet pour les détails de cette expérience). Elle est utilisée par les antigenre pour accuser les personnes utilisant le concept de « genre » de tous les maux, en particulier de pédophilie, et pour rejeter d’un bloc ce concept. Pourtant il s’agit là d’un contresens complet. J’ai montré en effet que Money, comme ses collègues, est animé d’une visée normalisatrice: pour lui, il s’agit de faire correspondre à tout prix (une vision extrêmement réductrice et normée du) sexe et genre. Le petit Bruce Reimer a souffert d’un accident ayant irrémédiablement endommagé son pénis: il ne peut donc, pour Money, grandir comme un garçon puis un homme « normal », puisqu’il ne possède pas l’appareil génital qui doit correspondre à ce genre. La solution? Procéder à une castration complète, remodeler son sexe pour qu’il corresponde à celui d’une fille, et l’élever comme tel·le (pour Money, l’identité de genre ne se fixe pas avant l’âge de 3 ans, après quoi elle ne peut absolument plus évoluer). Cette expérience est une exception: les travaux de Money portent d’habitude sur les enfants intersexes. L’objectif est, là aussi, de résoudre toute ambiguïté sexuelle en façonnant à la naissance le sexe des enfants nés avec une ambiguïté sexuelle, dans un sens ou dans l’autre (mâle ou femelle), afin que l’enfant soit ensuite élevé sans ambiguïté dans une identité ou dans l’autre. Les procédures qu’il met en place jouent un rôle fondamental dans le traitement réservé aux enfants intersexes jusqu’à aujourd’hui.

Mais voit-on les militant·es antigenre se battre aux côtés des personnes intersexes pour que cessent ce que ces dernières considèrent comme des mutilations? Evidemment que non. Ce que les militant·es antigenre ne semblent pas comprendre, c’est qu’illes se trouvent en fait du côté de Money, c’est-à-dire d’une vision normative et binaire du sexe et du genre, qui ne tolère ni ambiguïté, ni transgression.

On voit donc que les origines du genre sont en fait loin, très loin, des usages actuels du concept. Que s’est-il passé entre-temps? Comme le genre est-il passé du discours médico-psychologique au discours féministe? Quelles adaptations cela a-t-il nécessité, et comment le concept a-t-il évolué par la suite?

L’appropriation féministe

Le concept est employé pour la première fois par Money en 1955, et la distinction sexe/genre est approfondie dans Sex and Gender de Stoller publié en 1968. Quatre ans après paraît un ouvrage au titre proche, fondateur pour les études de genre, qui marque aussi un tournant pour le féminisme: Sex, Gender and Society, de la sociologue britannique Ann Oakley. Le concept, en plus de traverser l’Atlantique, se déplace alors de la médecine à la sociologie; mais Oakley s’appuie bel et bien sur les premières théorisations du genre. Elle part de la « base biologique du sexe » pour évoquer ensuite les rapports entre sexe et personnalité, sexe et intellect, sexe et rôles sociaux, et pour en arriver enfin à la distinction conceptuelle entre sexe et genre.

Elle ne se contente néanmoins pas de reprendre le concept, elle lui fait subir trois modifications majeures:

    déplacement de la marge vers le centre: alors qu’en médecine, il s’agissait de rendre compte de cas-limites, de dissociations considérées comme pathologiques entre sexe et genre, Oakley cherche quant à elle à comprendre le fonctionnement du genre dans la société en général;
    abandon (apparent) de la dimension normative au profit de la dimension politique: il ne s’agit plus de faire correspondre sexe et genre à tout prix, il n’existe pas de « bonne » et de « mauvaise » sexuation. Le genre, pour Oakley, est à la fois du côté du psychologique et du social; sexe et genre ne sont pas forcément corrélés, mais il n’y a pas de mal à ça. Oakley radicalise les conclusions de médecins comme Money et Stoller: la classification sociale en « féminin » et « masculin » est pour elle d’ordre purement culturel, ce qui signifie que cette classification n’est pas immuable: elle est modifiable par l’action politique.
    le genre devient un concept social, politique mais aussi heuristique: il permet de comprendre des faits sociaux et de révéler des fonctionnements qu’on n’avait jusque-là pas les outils pour décrire. On peut analyser la façon dont les représentations sociales autour du genre (l’imaginaire, les émotions, les valeurs qu’on y attache) produisent des inégalités sociales concrètes.

Malgré ces trois déplacements majeurs, Oakley reste fortement redevable des travaux de médecine sur le genre. Pourtant, à la même époque, ces travaux commencent à être critiqués d’un point de vue féministe.

La critique féministe des origines du genre

En 1972, la même année que le livre d’Oakley, paraît un livre de Money et Ehrardt intitulé Un homme et une femme; un garçon et une fille. Ce livre est reçu de manière très critique par certaines féministes, qui dénoncent la vision stéréotypée de la masculinité et de la féminité véhiculée par Money et Ehrardt. Ces féministes montrent aussi que les deux médecins confondent le fait de se sentir fille ou garçon avec le rôle sexuel (les caractéristiques sociales attachées aux deux sexes) et le désir sexuel (l’orientation sexuelle). Pour la chercheuse Ilana Löwy,

La distance entre, d’une part, les travaux qui présentent le genre comme l’identité profonde d’un individu (core identity), fixée une fois pour toutes dans la petite enfance, et, d’autre part, les recherches centrées sur le genre comme une identité sociale imposée de manière arbitraire aux corps sexués, cette distance fut mise en avant par le mouvement féministe à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ce mouvement, puis celui des homosexuels, ont radicalement modifié la perception de la division entre sexe et genre. (Löwy 2006 : 97)

La critique des origines du genre passe notamment par la remise en cause d’un partage sexe/genre qui serait équivalent au partage nature/culture. Dans cette vision du genre, aujourd’hui très datée, le sexe est du côté du naturel et donc intouchable, inquestionnable. Je suis revenue en détail sur cette question très complexe dans un billet intitulé « Quels sont les rapports entre sexe et genre?« . Toujours dans les années 1970, même si elles n’utilisent pas le concept de genre, les féministes matérialistes françaises critiquent le socle biologique de la différence des sexes et le rôle de l’idéologie naturaliste (essentialiste) dans le sexisme (cf. les travaux de Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin, Christine Delphy notamment).

Plusieurs travaux féministes sur le genre reviennent précisément sur l’héritage médico-psychologique du concept pour le critiquer. La critique la plus importante est produite par la biologiste et professeure d’études de genre Anne Fausto-Sterling dans Corps en tous genres (Sexing the Body, paru en 2000, traduit en français en 2012). Elle montre que Money et ses partisans se trouvent dans une « impasse idéologique »: ils opèrent les corps des enfants intersexes en se fondant sur l’idée que le sexe est malléable et peut être rendu binaire (soit mâle, soit femelle). Mais en faisant cela, ils montrent en fait que le sexe n’est pas binaire: ils cherchent à faire rentrer des corps « hors-normes » dans un cadre strictement duel parce qu’ils se fondent sur une idéologie du sexe qui ne tolère pas d’autre option. Or pour Fausto-Sterling, c’est ce concept de sexe qui pose problème: il ne permet pas d’envisager la diversité des corps et la complexité du processus de sexuation. Pour rendre compte à la fois de cette diversité et de cette complexité, elle propose d’envisager le sexe comme un continuum entre le femelle et le mâle plutôt que comme une alternative stricte.

Pour résumer, s’il faut bien rendre à César ce qui est à César et à Money l’invention du concept de « genre », on ne peut cependant pas comprendre son utilisation actuelle en se fondant uniquement sur les premiers travaux médicaux sur ce concept. Les théoriciennes féministes et les chercheur·es sur le genre voient dès les années 1970 l’intérêt d’un concept permettant de penser la construction sociale de la différence des sexes; mais pour l’appliquer à des faits sociaux (et non psychologiques) et lui donner une orientation politique, il a été nécessaire de modifier considérablement le concept original, si bien que le genre tel qu’on l’entend actuellement n’a plus grand-chose à voir avec le genre dont parlent Money et Stoller au tournant des années 1960. Dans mon prochain billet, j’évoquerai des travaux datant d’avant cette période qui permettent aux féministes d’opérer un tel déplacement et de s’approprier le concept.

Références citées

FAUSTO-STERLING Anne, [2000] 2012, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte.
LOWY Ilana, 2006, « Intersexe et transsexualités: Les technologies de la médecine et la séparation du sexe biologique et du sexe social », Cahiers du genre, n° 34, p. 81-104.
MONEY John et EHRHARDT Anke, 1972, Man & Woman, Boy & Girl: the Differenciation and Dimorphism of Gender Identity from Conception to Maturity, Baltimore, Johns Hopkins University Press.
STOLLER Robert, [1985] 1989, Masculin ou féminin? (titre original: Presentations of Gender), trad. Y. Noizet, Paris, PUF.

Aux origines du genre (1): l’invention médico-psychologique

Je commence une série de billets sur les origines du genre, qui devrait (je n’ai pas encore tout écrit) se décomposer comme suit:

    1- L’invention médico-psychologique
    2- Comment le genre devient-il féministe?
    3- Avant le genre (ou: comment le genre est-il devenu pensable?)
    4- Synthèse et évolution du concept

Pourquoi une telle série? Parce que dans un débat sur le genre, ou quand on se penche un tant soit peu sur le discours antigenre, des choses comme ça refont surface:

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Je résume donc: la « théorie du genre » trouverait son origine dans une « expérience tragique » menée par son « père » ou « gourou », le Dr John Money (Le Point). Les « disciples actuels des études de genre » seraient prompts à « occulter » cette origine (Le Figaro), d’autant que John Money était un « pédophile », ce qui entache donc d’un soupçon de pédophilie les études de genre en général (Page « Toute la vérité sur l’inventeur des Gender Studies »).

C’est pour démêler le vrai (il y en a, un peu) du faux dans ces affirmations, qui resurgissent en 2014 et sont malheureusement reprises sans aucune distance critique, comme on le voit, par certains médias, que je propose cette généalogie du genre. Je commence par cette fameuse « expérience tragique », qui en était bien une, et par l’invention des concepts de genre et d’identité de genre par des médecins aux Etats-Unis dans les années 1950-60. Je montrerai dans le prochain billet de cette série que les origines médico-psychologiques du concept ont très peu à voir avec ce qu’il devient ensuite dans le discours féministe; en fait, attribuer l’origine d’une « théorie du genre » fantasmée à Money et ses confrères revient à commettre un énorme contresens, tant les objectifs de Money and co sont à l’opposé des objectifs féministes et LGBT.

Le retour sur le devant de la scène d’une « expérience tragique »

Ce n’est pas un hasard si le récit (biaisé) de cette expérience ressurgit en 2014. C’est en effet l’année de l’attaque menée par des militant·es antigenre contre le dispositif « ABCD de l’égalité », dont le gouvernement avait annoncé, dans des termes maladroits, « l’expérimentation » dans certains académies. Les deux « expérimentations » sont donc, de manière tantôt implicite, tantôt explicite, présentées comme parallèles. Ce parallèle est à prendre au sérieux pour cette raison, mais aussi parce que l’homme à l’origine de la première « expérimentation », John Money, psychologue et sexologue, est soupçonné de complaisance envers la pédophilie, notamment en raison d’une interview accordée en 1991 à la revue Paidika. The Journal of Paedophilia. De telles accusations sont également importantes parce que Money est présenté comme « l’inventeur », le « père » ou encore le « gourou » de la « théorie du genre ».

Qu’est-ce qui est vrai?

  • John Money est l’un des premiers à poser une distinction entre sexe et genre.
  • Il mène effectivement, dans les années 1960, une expérience extrêmement controversée (et à raison) sur un enfant, alors appelé Bruce Reimer. Il utilise cette expérience pour montrer la véracité de sa théorie concernant l’identité de genre.
  • Il entretient aussi des relations problématiques avec la pédophilie. Je n’ai pas creusé le sujet dans mes recherches, mais si l’on en croit ses propres propos, il est pour le moins complaisant sur ce sujet.
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    Qu’est-ce qui est faux?

  • Il est faux, à plusieurs titres, de présenter John Money comme « l’inventeur des gender studies » ou de la « théorie du genre ». Si la distinction entre sexe et genre, et le nom donné à ce dernier concept, viennent bien du domaine médico-psychologique et en particulier de Money, ce qu’on appelle « études de genre » ne partage quasiment rien avec les théories de Money et ses confrères.
  • Il est donc également faux de présenter cette « expérience tragique » comme étant l’acte de naissance des études de genre.
  • Il n’y a aucun complot visant à « occulter » cette expérience sous prétexte qu’elle serait embarrassante pour les chercheur·es actuel·es en études de genre. De nombreuses recherches mettent en évidence ce que les études de genre doivent à la distinction psychologique posée entre sexe et genre, tout en prenant leurs distances avec ces origines.
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    Mais de quelle « expérience » parle-t-on exactement?

    En 1965 naissent aux Etats-Unis des jumeaux, Bruce et Brian Reimer. A cause d’un problème médical, on prescrit aux deux bébés, alors âgés de 8 mois, une circoncision. L’opération est bénigne mais prend une issue tragique pour Bruce, opéré le premier, dont le pénis est irrémédiablement endommagé. Brian n’est donc pas circoncis, et son problème médical se règle tout seul.

    Quelques mois après, les parents de Bruce, évidemment très désemparés face à la situation, voient à la télévision une interview du Dr John Money. Celui-ci est spécialiste de l’intersexuation (alors appelée hermaphrodisme) et exerce dans la « Gender Identity Clinic » de l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore. Son activité médicale et les opérations qu’il pratique sur des enfants intersexes se fondent sur une théorie de la flexibilité de l’identité sexuelle; il s’agit pour lui de « corriger » ce qu’il considère comme une « anomalie », à savoir l’ambiguïté sexuelle de naissance de certaines personnes, en opérant des enfants, dont l’identité sexuelle n’est selon lui pas encore fixée. Il faut d’ailleurs noter que les théories de Money jouent un rôle fondamental dans le traitement actuel de l’intersexuation par la médecine. Money rejette l’idée selon laquelle l’identité sexuelle serait entièrement innée et invariable: selon lui,

    l’identité sexuelle [se sentir fille ou garçon] se forge pendant les trois premières années de la vie de l’enfant, en parallèle à l’acquisition du langage et des structures de la pensée. On ne naît pas homme ou femme, on le devient — mais il s’agit d’un processus court, totalement irréversible à l’âge fatidique de trois ans, période de la stabilisation du « moi profond ». Cette thèse a divisé, et continue à diviser biologistes, psychologues et psychiatres. (Löwy 2006: 88-89)

    Quoi qu’ait pu raconter Money lors de la fameuse interview à travers laquelle les Reimer découvrent l’existence de ses travaux, on comprend que ses propos, et les résultats qu’il présente, aient pu exercer un attrait sur eux: leur enfant présente en effet désormais une « ambiguïté sexuelle » dont ils craignent qu’elle affecte sa future vie de garçon et d’homme. Ils lui amènent donc l’enfant en consultation. Il faut d’emblée noter quelque chose d’essentiel: Bruce n’est pas un enfant intersexe. Son « ambiguïté sexuelle » n’est pas de naissance, elle résulte d’un accident. Ce cas n’a donc rien à voir, fondamentalement, avec ceux auxquels Money est habitué. Mais cette distinction, de taille, ne l’a visiblement pas arrêté. Traiter le petit Bruce constitue pour lui une occasion inespérée de démontrer sa théorie sur un enfant qui est né, sans ambiguïté, avec un appareil génital mâle; qui plus est, un enfant ayant un vrai jumeau, un garçon. L’équipe de Money conseille aux Reimer d’élever désormais l’enfant dans une identité féminine; Bruce est désormais appelé·e Brenda, et à l’âge de 22 mois, subit une castration complète.

    Les jumeaux, Brian et Brenda, sont ensuite suivis pendant des années par Money et son équipe. Dans des interviews qu’il donnera plus tard, une fois adulte, Bruce/Brenda (qui se fera ensuite appeler David) insiste sur le caractère intrusif voire carrément dérangeant de la thérapie que lui infligent les médecins. Toujours selon ses propres souvenirs, l’enfant qu’on appelait alors Brenda n’a jamais été à l’aise dans l’identité choisie pour lui par les médecins et ses parents, avec qui il est en conflit grave. On lui révèle son histoire à l’adolescence; « Brenda » décide alors de suivre un traitement hormonal pour aller dans le sens inverse du traitement subi jusque-là, de subir une mammoplastie, et Bruce/Brenda change alors son prénom et demande qu’on l’appelle David.

    Il existe deux types de sources principales qui nous permettent de connaître les détails de cette histoire. Le premier est médical: il s’agit des études publiées par Money et son équipe, mais aussi par des médecins comme le Milton Diamond, opposant de longue date des théories de Money, qui rend célèbre ce qu’il appelle les cas « John/Joan ». Le deuxième source est journalistique et biographique. Il s’agit essentiellement des écrits d’un journaliste, John Colapinto, qui publie en 2000 un livre intitulé As Nature Made Him (« Tel que la nature l’a fait »). Le livre est traduit et publié en français en 2014 (la date n’est évidemment pas anodine) sous le titre Bruce, Brenda et David. L’histoire du garçon que l’on transforma en fille (on peut le feuilleter ici). Il s’agit d’un livre à charge, contre Money mais aussi contre les féministes, qui, selon Colapinto, auraient utilisé les théories de Money comme « l’un des fondements majeurs du féminisme moderne » (Colapinto 2000: 69); on verra dans le prochain billet en quoi cette affirmation est fausse. La version anglaise du livre se vend par milliers, et c’est à ce livre que se réfèrent les militant·es antigenre pour évoquer l’expérience menée sur le petit Bruce/David et mettre en lumière le caractère trouble supposé de la « théorie du genre ». Mais la préface (franchement lamentable) de Marcel Rufo à la traduction française montre bien le caractère orienté de l’ouvrage, qui utilise le cas Reimer pour faire le procès des théories constructionnistes du genre.

    Ce qu’on sait, ce qu’on ne sait pas

    Des éléments ci-dessus, on est donc à peu près sûrs. On sait aussi que ce « cas » a été utilisé avec des orientations théoriques complètement opposées, pour prouver le bien-fondé des théories de Money (ce qui est plus que contestable) ou pour prouver, à partir de l’échec de l’expérience menée sur Reimer, que la culture n’a rien à voir dans l’identité sexuelle (ce qui a largement été réfuté depuis). Il est en revanche plus difficile de déterminer ce qui a précisément mené au suicide de David Reimer, dans les années 2000, à l’âge de 34 ans. David s’est marié et a adopté les trois enfants de son épouse, mais ils sont séparés au moment de son suicide, son épouse ayant demandé le divorce. On sait aussi que sont frère jumeau était mort quelques années plus tôt d’une overdose et qu’il avait des relations très difficiles avec sa famille. Tout cela pour dire que si Money a certainement exercé une influence absolument désastreuse sur sa vie, on ne peut pas attribuer avec certitude la cause de son suicide à l’expérience médicale dont il a été le cobaye, et seulement à elle. Il est très possible que de multiples facteurs l’aient poussé à ce geste, et c’est à nouveau trahir Bruce/David Reimer que d’imposer un sens à son suicide, sens qu’il n’a jamais explicité.

    Le « cas » Reimer dans le débat nature/culture, ou: le rôle de la norme

    Comme je l’ai dit, cette expérience a été utilisée à des fins théoriques diamétralement opposées. Ces théories (pour caricaturer: Money d’un côté, Diamond de l’autre) ont cependant un point commun: leur référence à la norme. L’analyse de Butler dans Défaire le genre est très utile pour comprendre cette dimension. Dans un essai consacré à ce « cas », elle cherche à « rendre justice » à David Reimer, et souligne la convergence paradoxale, dans leur traitement de Bruce/David, entre des scientifiques qui s’opposent sur le plan théorique:

    Tandis que le Money Institute engage, au nom de la normalisation, des transsexuelles pour apprendre à Brenda comment font les femmes, les endocrinologues [quand « Brenda » demande à prendre des hormones masculines] prescrivent le protocole de réassignation de sexe de la transsexualité à David, au nom de la normalisation, et afin qu’il embrasse son destin génétique, au nom de la nature. […] Il semble que les normes qui gouvernent l’intelligibilité du genre sont, pour Money, celles qui peuvent être fermement imposées et appropriées au niveau du comportement; la malléabilité de la construction du genre qui constitue en partie sa thèse nécessite ainsi une application ferme. La « nature » défendue par les endocrinologues nécessite elle aussi une certaine assistance par des moyens chirurgicaux et hormonaux lorsqu’une intervention non naturelle sur l’anatomie et la biologie est précisément ce qui est requis par la nature. Dans chacun de ces deux cas, le postulat est donc réfuté par les moyens par lesquels il est appliqué. La malléabilité est violemment imposée et la naturalité est produite artificiellement. » (Butler [2004] 2012 : 84)

    Comme toujours avec Butler, il n’est pas inutile de la paraphraser pour clarifier sa pensée. Elle montre que les médecins qui traitent Reimer pendant son enfance, puis ceux qui le traitent une fois adolescent et adulte, ont en fait tous une visée normative. Pour Money et ses collègues, il s’agit d’apprendre à « Brenda » comment être une femme, selon les normes strictes de la féminité. Ils sont prêts, pour cela, à utiliser à la fois des moyens hormonaux et chirurgicaux drastiques (l’idée de départ étant que sans pénis fonctionnel, Bruce ne pouvait de toute façon pas être un homme « normal ») et à éduquer l’enfant de manière à ce qu’il adopte un comportement correspondant à l’idée qu’on se fait d’une femme. Pour Diamond et les autres médecins qui prennent le relais, la normalisation consiste cette fois à rendre « Brenda » à son « destin génétique », un destin d’homme. Paradoxalement, pour retrouver cette « nature », il faut là aussi employer les moyens technologiques lourds. En d’autres termes, Money défend l’idée de la malléabilité de l’identité sexuelle, mais est prêt à l’imposer par la chirurgie et l’éducation; Diamond défend l’idée de la détermination complète de l’identité sexuelle par la biologie, et a recours à la chirurgie et aux hormones pour atteindre cette naturalité.

    Comme le souligne la chercheuse Ilana Löwy, il faut cesser de traiter Reimer seulement comme un cobaye: il a lui-même a un avis dans ce débat – il suffit de l’écouter. Le passage se trouve, paradoxalement, à la fin du livre de Colapinto (pour qui la « nature » est toute puissante en matière d’identité sexuelle); il y explique ce que signifie, pour lui, « être un homme »:

    [Il faut] bien traiter sa femme, fournir un toit à sa famille, être un bon père. Des choses comme celles-là comptent beaucoup plus que le « bang-bang » de sexe. Je m’imagine que John Money aurait considéré les pères biologiques de mes enfants comme de vrais hommes. Mais ils ne sont pas restés pour prendre soin de leurs enfants. C’est moi qui l’ai fait. C’est cela, pour moi, être un vrai homme.

    On aurait du mal à expliquer plus clairement le rôle du social dans l’identité et dans le rapport que chaque individu peut avoir à la masculinité et à la féminité — c’est-à-dire, à ce que cela signifie, culturellement, d’être un homme ou une femme.

    Dans le prochain billet, j’aborderai l’appropriation féministe du genre, c’est-à-dire la manière dont les féministes se saisissent d’un concept né dans un contexte qui n’a a priori rien à voir avec leurs combats. Je montrerai la distance qui se creuse entre la façon médico-psychologique de concevoir le genre et l’outil critique, politique et heuristique (c’est-à-dire « qui fait advenir du savoir ») que devient le concept.

    Références citées

    COLAPINTO John, [2001] 2014, Bruce, Brenda et David. L’histoire du garçon que l’on transforma en fille, trad. Elsa Maggion, Paris, Denoël.
    BUTLER Judith, [2004] 2006, Défaire le genre, trad. M. Cervulle, Paris, Amsterdam.
    LOWY Ilana, 2006, « Intersexe et transsexualités: Les technologies de la médecine et la séparation du sexe biologique et du sexe social », Cahiers du genre, n° 34, p. 81-104.

    Petit lexique du genre (3): essentialisme, constructivisme, socialisation de genre

    ESSENTIALISME

    Ce terme revêt différents sens selon qu’il est employé en biologie, en philosophie ou en sociologie. C’est le dernier sens qui prévaut dans la théorie féministe et les études de genre, résumé ainsi dans un article portant sur le lien entre essentialisme et politiques de l’identité:

    L’essentialisme est l’idée selon laquelle des groupes de gens pourraient être définis par certaines caractéristiques essentielles, visibles et objectives, qui seraient inhérentes aux individu·es, éternelles et inaltérables. La segmentation en groupes peut être faite selon ces caractéristiques relatives à l’essence des personnes, elles-mêmes fondées sur des critères problématiques tels que le genre, la race, l’ethnie, l’origine nationale, l’orientation sexuelle et la classe.

    Les études de genre et la tendance majoritaire du féminisme contemporain se définissent par opposition à l’essentialisme, dans la lignée de l’affirmation célèbre de Simone de Beauvoir: « On ne naît pas femme, on le devient » (cf. CONSTRUCTIONNISME). Il s’agit cependant d’un point de conflit majeur dans la pensée féministe. Par exemple, même si l’anti-essentialisme semble aujourd’hui majoritaire, en particulier dans la nouvelle génération de militant·es, il existe aussi une tendance féministe essentialiste. C’est le cas de ce que les féministes américaines nomment à partir des années 70-80 « French feminism », rassemblant par là des féministes comme Luce Irigaray ou Julia Kristeva, qui cherchent à mettre en avant des qualités spécifiques féminines afin de contrer la dévalorisation du féminin et de trouver par là une voie d’émancipation.

    Mais l’opposition n’est pas seulement entre essentialisme et anti-essentialisme. Gayatri Spivak, par exemple, prône dans le cadre d’une réflexion post-coloniale un « essentialisme stratégique », qui doit permettre d’accéder en quelque sorte à ce qu’il se passe dans l’esprit du dominant, d’adopter son point de vue afin de trouver la meilleure stratégie politique possible pour mettre fin aux politiques de domination. Le but, pour Spivak, est de comprendre les fondements de la pensée essentialiste (qu’elle s’applique aux catégories de sexe, de « race »…) afin d’en démonter les rouages et de remettre en cause l’ensemble du système qui cause l’oppression des groupes en question.

    CONSTRUCTIONNISME

    Articles de ce blog traitant du constructionnisme:
    Le genre est un construction sociale: qu’est-ce que cela veut dire?
    Quels sont les rapports entre sexe et genre?

    Une précision terminologique d’abord: on trouve souvent (y compris sur ce blog) les termes constructionnisme et constructivisme employés comme équivalents, mais ils ne le sont pas. Sans rentrer dans les détails, je signale simplement que le constructivisme réfère à une position théorique en sociologie de la connaissance; ce qui nous intéresse, c’est le constructionnisme, aussi appelé (histoire d’embrouiller un peu plus les choses) constructivisme social ou encore constructivisme empirique.

    L’expression « construction sociale », qui s’applique notamment au genre, émerge en sciences humaines dans les années 1960 dans le cadre de l’opposition à l’essentialisme (cf. ESSENTIALISME). Il s’agit de mettre en évidence la manière dont les acteurs sociaux, à travers leurs discours et leurs actions, construisent la réalité sociale. Le genre et la « race » sont deux exemples de constructions sociales. Ce sont des catégories qui paraissent incontournables, inévitables, déterminées par la nature; mais les chercheur·es en sciences humaines montrent comment, à partir de différences constatées de manière plus ou moins objective (apparence, comportement…), les acteurs sociaux associent à ces différences des caractéristiques et des valeurs qui ne sont pas « naturelles » mais sociales. Ainsi, à la division de l’humanité en deux catégories sexuelles apparemment binaires, « femelles » et « mâles », se sont ajoutées des divisions ayant à voir avec le comportement, les rôles sociaux, l’habillement, etc. qui sont de nature sociale. C’est cela qu’on appelle le genre. Autrement dit, « on ne naît pas femme, on le devient ».

    Le concept de construction sociale a des conséquences politiques importantes. En effet, il implique que la hiérarchie imposée par le genre n’est pas imposée par la nature, par une essence immuable. Elle n’est pas un donné vrai pour l’humanité en tous temps et en tous lieux, mais une construction variable selon le lieu et l’époque et qu’il est possible de mettre au jour, de faire évoluer, voire de radicalement bouleverser.

    SOCIALISATION DE GENRE

    Cf. les articles CONSTRUCTIONNISME et ESSENTIALISME.
    Ce sujet a été traité sur ce blog notamment dans « Compagnon persiste et signe… Ca tombe bien, nous aussi », article co-écrit avec Denis Colombi.

    Il n’existe pas d’essence de la masculinité ni de la féminité. Nous apprenons, de multiples manières et dès la plus tendre enfance, comment être des hommes et des femmes, c’est-à-dire quels comportements sont attendus de nous en fonction de notre appartenance de sexe. En sociologie, on appréhende cela notamment à travers la notion de socialisation de genre, qui désigne la manière dont le genre est appris et transmis d’une génération à l’autre, via des institutions comme l’école, la famille, les médias… Pour la sociologue Muriel Darmon, la socialisation désigne

    l’ensemble des processus par lesquels l’individu est construit — on dira aussi « formé », « modelé », « façonné », « fabriqué », « conditionné » — par la société globale et locale dans laquelle il vit, processus au cours duquel l’individu acquiert — « apprend », « intériorise », « incorpore », « intègre » — des façons de faire, de penser et d’être qui sont situées socialement. (La socialisation, Armand Colin, 2006, p. 6)

    La socialisation de genre, c’est le processus par lequel chacun·e, dès la naissance, apprend à se comporter, à parler, à se tenir et à penser au sein du monde, en fonction de la différence des sexes. On apprend des pratiques, des gestes, des réflexes qui nous semblent ensuite « naturels », tant nous y sommes habitué·es. La socialisation de genre doit être mise en relation avec d’autres types de rapports sociaux: des rapports d’âge, de classe sociale, de « race » au sens social, etc.

    Les manières d’apprendre à être une fille ou un garçon, une femme ou un homme, sont multiples. On ne donne pas aux enfants les mêmes jouets ni les mêmes vêtements selon qu’ils sont d’un sexe ou de l’autre; on encourage en classe les garçons à parler et on accepte des comportements turbulents, alors que les filles doivent être discrètes et disciplinées; les enfants de couples hétérosexuels voient encore, majoritairement, leur mère s’occuper des tâches ménagères et leur père de tout ce qui concerne les activités extérieures… La famille et l’école sont des institutions centrales dans la socialisation de genre, mais cet apprentissage ne se limite pas à l’enfance, loin de là: les frontières entre les sexes sont réaffirmées tout au long de la vie, que ce soit par exemple à travers les représentations médiatiques (publicités, personnages de cinéma…) ou des pratiques sportives, culturelles, etc.

    Petit lexique du genre (2): féminité, masculinité, masculinité hégémonique

    FEMINITE

    Il me semble intéressant de commencer cette entrée par le constat d'une absence. La féminité est un objet évidemment très important pour les féministes et les études de genre, qu'on dissèque depuis des dizaines d'années. Pourtant, si l'on ouvre un manuel aussi important que l'Introduction aux études sur le genre (de boeck 2012), et que l’on consulte l’index, on ne trouve pas d’entrée « féminité », seulement une entrée « féminin-privé ». On trouve en revanche une entrée « masculinité/masculinité hégémonique » (traitée à part dans ce lexique) ainsi que « masculin-public ». La féminité, omniprésente dans l’argumentaire féministe autant que dans les magazines féminins, irait-elle finalement de soi?

    Quelques articles de ce blog ayant traité de la féminité:

      Caractéristique « féminines », caractéristiques « masculines »
      Dans ma bibliothèque – Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe
      Cyborg Thatcher
      Dans ma bibliothèque – Mona Chollet, Beauté fatale
      – et mon tout premier billet sur ce blog: « Sois belle et… »: féminité et injonction de beauté

    En France, c’est Simone de Beauvoir qui dénonce la première et de la manière la plus percutante les mythes associés à la féminité et la façon dont celle-ci est définie exclusivement par les hommes. Elle montre dans Le Deuxième sexe que la féminité est définie culturellement par la passivité et comme différence: le masculin va de soi; le féminin est l’Autre, ce qui n’est pas masculin. Elle répond ainsi à ceux qui, déjà à l’époque (le livre est publié en 1949), crient à la disparition de la féminité:

    […] on nous dit que « la féminité est en péril » ; on nous exhorte : « Soyez femmes, restez femmes, devenez femmes. » Tout être humain femelle n’est donc pas nécessairement une femme ; il lui faut participer de cette réalité mystérieuse et menacée qu’est la féminité. Celle-ci est-elle sécrétée par les ovaires? ou figée au fond d’un ciel platonicien? Suffit-il d’un jupon à frou-frou pour la faire descendre sur terre ? Bien que certaines femmes s’efforcent avec zèle de l’incarner, le modèle n’en a jamais été déposé. On la décrit volontiers en termes vagues et miroitants qui semblent empruntés au vocabulaire des voyantes. […] S’il n’y a plus aujourd’hui de féminité, c’est qu’il n’y en a jamais eu.

    Cette affirmation provocatrice (il n’y a jamais eu de féminité) signifie que la féminité est une construction sociale: elle n’a pas d’existence tangible, elle est un mythe utilisé pour s’assurer de la soumission des femmes. Ce mythe est lié à celui d’une « nature féminine », de « l’éternel féminin »; Simone de Beauvoir ajoute plus loin: « Refuser les notions d’éternel féminin, d’âme noire, de caractère juif, ce n’est pas nier qu’il y ait aujourd’hui des Juifs, des Noirs, des femmes ».

    La conception féministe de la féminité, reprise dans les études de genre, est largement dépendante de ce geste démystificateur de Simone de Beauvoir. On s’attache donc à montrer quels sont les attributs sociaux, c’est-à-dire les stéréotypes, attachés culturellement à la féminité: douceur, beauté, grâce, etc. Ces stéréotypes sont véhiculés par les discours, quels qu’ils soient: magazines féminins, publicité, culture populaire… On montre aussi que ces attributs ont presque tous à voir avec l’apparence et un comportement passif, avec le domaine privé, et non avec un quelconque pouvoir. Ils sont également largement dévalorisés, au contraire des attributs considérés comme masculins.

    Caractéristiques "féminines"

    Caractéristiques « féminines »

    MASCULINITE

    Articles de ce blog traitant de cette question:
    Caractéristique « féminines », caractéristiques « masculines »
    Masculinité hégémonique

    En français, on distingue masculinité et virilité; cette distinction n’existe pas pour le féminin. (On peut aussi, au passage, remarquer que s’il existe des « masculinity studies », personne ne parle de « femininity studies ».) La virilité réfère à l’homme adulte et désigne l’ensemble des qualités et attributs qui lui sont culturellement associés: force, vigueur, courage… Le terme est généralement employé de manière positive, surtout en ce qui concerne la sexualité: il est attendu d’un homme qu’il possède ces attributs de virilité. Bien que « virilité » et « masculinité » soient généralement présentés comme synonymes, ce n’est pas le cas. Ainsi, tout ce qui est viril est masculin, mais tout ce qui est masculin (relève du sexe mâle) n’est pas forcément viril; une femme peu féminine sera qualifiée de « masculine », rarement de « virile ».

    Dans mon article sur la masculinité hégémonique, j’expliquais:

    « L’historien John Tosh, dans Manliness and Masculinities in Nineteenth-Century Britain, explique que la virilité (« manliness ») est toujours conjuguée au singulier […]. Il s’agit d’une façon unique d’être un homme, s’exprimant à travers des attributs physiques et des dispositions morales; un homme correspondra alors plus ou moins à cet idéal normatif, mais ce dernier est présenté comme étant sans alternative. Les attributs associés à la virilité sont le fruit d’un effort et source de fierté. Tosh parle en revanche (comme le font en général les théoricien·nes des masculinity studies) de « masculinités » parce que le concept se veut pluriel et non normatif. Il s’agit, à une époque et dans un contexte social donnés, de l’ensemble des éléments socialement reconnus comme devant être le propre des hommes; ce n’est donc pas une notion universelle, elle est socialement et historiquement située.
    Le concept de « masculinité(s) », dans ce sens, est récent, même si le mot ne l’est évidemment pas. »

    MASCULINITE HEGEMONIQUE

    Comme j’ai consacré tout un article à ce concept, je me contente ici d’en reprendre les éléments principaux.

    Il s’agit d’un concept qui apparaît dans les années 1980. La théoricienne la plus connue des masculinity studies est la chercheuse trans australienne Raewyn Connell; c’est elle qui donne sa forme actuelle au concept. Le but est de montrer qu’au-delà d’une conception normative de LA masculinité, il existe différentes formes de masculinité liées par des rapports de pouvoir; la masculinité dite « hégémonique » est considérée comme l’archétype de la masculinité et en constitue la forme la plus privilégiée. Connell la définit de la manière suivante:

    La masculinité hégémonique est toujours l’expression hégémonique de la masculinité dans un contexte précis : elle est la stratégie qui permet à un moment donné et en un lieu donné aux hommes et aux institutions qu’ils représentent d’asseoir leur domination. Parfois, ses fondements sont remis en cause, par exemple suite à l’effondrement d’un système politique ou économique, mais elle ne disparaît pas, simplement remplacée par de nouvelles formes d’hégémonie reprenant à nouveaux frais les mêmes ressorts de pouvoir. (source)

    Connell propose une typologie permettant d’appréhender les différents types de masculinités (dans les pays occidentaux). Ces catégories ne sont pas fixées de toute éternité mais historiquement situées. Elle distingue ainsi, outre la masculinité hégémonique:

      – des formes de masculinité « complices», qui participent de la masculinité hégémonique sans toutefois la réaliser pleinement ni bénéficier totalement des privilèges qui en découlent. Connell décrit les hommes participant de ce type de masculinité comme admirant / aspirant à la masculinité hégéomique;
      – des masculinités « marginalisées», soumises à l’emprise de la masculinité hégémonique et qui en sont exclues du fait de certains facteurs, comme la « race » ou le handicap;
      – des masculinités « subordonnées», comme les masculinités homosexuelles, qui servent de figure repoussoir et présentent des caractéristiques opposées à celles qui sont valorisées dans le cadre de la masculinité hégémonique.
    Caractéristiques "masculines"

    Caractéristiques « masculines »

    Petit lexique du genre (1): sexe, genre, sexualité

    Je commence mon projet de lexique avec les trois notions absolument fondamentales de sexe, genre et sexualité(s). Je les ai bien sûr déjà abordées à de multiples reprises et j’inclus donc des renvois aux articles concernés, mais il me semble utile de rassembler en un seul endroit et en quelques phrases les idées principales concernant ces concepts, sans lesquels aucun autre concept des études de genre ne serait compréhensible.

    Je cherche délibérément à faire des entrées courtes, afin que le résultat final du lexique soit lisible et facilement partageable.

    GENRE

    Sur la page « Genre? », et à de nombreuses autres reprises, j’ai défini ce concept. Quelques exemples:

      Le genre est une construction sociale: qu’est-ce que cela veut dire?
      Parlons de genre
      Quels sont les rapports entre sexe et genre?

    Je précise à chaque fois que la définition que j’utilise, et qui est largement employée par les chercheur·es en études de genre, implique normalement d’employer le singulier (le genre, et non les genres). On considère alors que le genre est un système qui produit de la différence et, en même temps, de la hiérarchie. Cela signifie qu’à partir de différences anatomiques constatées, on organise un système qui différencie des valeurs et attributs « féminins » et « masculins » auxquels on attribue une valeur différente. Cette définition met aussi l’accent sur le fait que cette différenciation est une bipartition stricte: le genre est un système binaire, masculin / féminin, hors duquel point de salut. Enfin, les sociologues et historien·nes du genre ont montré que non seulement « être un homme » et « être une femme » ne signifie pas la même chose selon le milieu, l’endroit et l’époque, mais aussi que, loin d’être inné, cela s’apprend. (cf. l’entrée socialisation genrée).

    Mais si je précise que telle est la définition que j’utilise, c’est que j’opère une choix parmi plusieurs définitions possibles. C’est l’une des raisons pour lesquelles parler de LA « théorie du genre » est un énorme contre-sens. Il n’existe pas une définition ni une théorie sur laquelle s’appuieraient tou·tes les chercheur·es en études de genre — au contraire, et parfois ces définitions et théorie se contredisent entre elles. Il est possible, par exemple, de parler de « genres », au pluriel donc; on ne parle donc plus du système que je décrivais ci-dessus, mais on se situe plutôt dans le cadre de la théorie queer. Il y a aussi les définitions qui circulent dans les milieux militants et sont appropriées par leurs acteurs et actrices, définitions qui peuvent s’éloigner, parfois radicalement, des théorisations universitaires (bien que je n’aime pas présenter le couple militantisme / recherche de manière binaire). Les militant·es trans, par exemple, parlent souvent de genre personnel, ressenti, vécu, donc dans une perspective psychologique dont ont justement cherché à s’éloigner les études de genre. Je ne sous-entends pas que l’une ou l’autre définition soit plus légitime que l’autre, je souligne simplement leur multiplicité, souvent oubliée.

    SEXE

    Références ici et ailleurs:

      Quels sont les rapports entre sexe et genre?
      « Sexes et races, deux réalités »: une réponse à Nancy Huston et Michel Raymond
      La mémoire des concepts: le système sexe/genre (Noémie Marignier)
      Le sexe est-il du genre? (Noémie Marignier)

    Il peut sembler a priori étrange de définir le concept de sexe, qui paraît sûrement évident pour une grande majorité d’entre vous. Pourtant il est essentiel de l’inclure dans ce lexique pour au moins 2 raisons:
    – pour dépasser, justement, cette évidence, qui cache une situation des plus complexes;
    – parce que, historiquement, le genre a été pensé par rapport au sexe (opposition, continuité…).
    Le concept de genre tel qu’il est utilisé par les féministes et en études de genre a d’abord été pensé dans un rapport d’opposition à l’égard du sexe. Dans les années 70-80 (j’y vais à gros traits), on considérait donc que le sexe était du côté du biologique et le genre du côté du social; le second devait constituer un objet privilégié pour la sociologie notamment, le premier devait être exclu du champ d’investigation des sciences humaines et sociales et laissé aux sciences de la vie. Les théoricien·es du genre ont commencé à revenir sur cette opposition dans les années 1980. En effet, on commence à comprendre que le sexe était, lui aussi, un objet social: les caractéristiques anatomiques, génétiques, chromosomiques et autres relevant de la sexuation n’ont en effet pas de sens en elles-mêmes, elles n’ont de sens que celui qu’on leur donne. Autrement dit, c’est en parlant du sexe et en tentant de le comprendre qu’on lui confère un sens; ce sens ne préexiste pas à notre regard, c’est-à-dire au social. Ou pour le dire encore en d’autres termes: il est possible que dans le sexe, puisqu’il y a déjà du social, il y ait aussi déjà du genre; il est possible que nous concevions le sexe en fonction des représentations que dicte le système du genre et des hiérarchisations qu’il implique.

    SEXUALITE(S)

    Contrairement au sexe et au genre, c’est une notion que je n’ai traitée que de façon secondaire sur ce blog, bien qu’elle y ait été présente en permanence de manière implicite, pour des raisons que j’explique ci-dessous. Quelques références ailleurs:

      Genre et sexualité: le premier de nous deux… (Noémie Marignier)
      Pourquoi penser la sexualité pour penser le genre en sociologie? (Isabelle Clair)
      – Un ouvrage de référence: Sexualité de Jeffrey Weeks.

    Le mot et le concept de sexualité sont récents, puisqu’ils datent en anglais des années 1800 et en français des années 1860. Même si le terme est devenu extrêmement commun, il faut comprendre comment et pourquoi il a émergé afin de comprendre les usages qui en sont faits aujourd’hui.

    Le XIXème siècle est encore marqué par le règne d’une conception biologisante des relations sexuelles; les enfants et les vieillards, par exemple, sont considérés comme n’ayant pas de sexualité, puisque celle-ci (sans que le concept n’existe encore) est tout entière réduite à la reproduction sexuée. Il est donc impossible de penser la sexualité sans le genre, puisque dans « reproduction sexuée » il faut entendre à la fois le sexe et les rapports sexuels. Il faut attendre le XXème siècle pour que des disciplines nouvelles comme la psychanalyse ou la sexologie ne permettent de revoir ce paradigme, et pour que la médecine perde le monopole sur la sexualité: émergent alors, par exemple, des réflexions féministe, néo-malthusiennes, socialistes de la sexualité, qui débouchent sur les militantismes des années 1960 et 70 (féministe, LGBT, …) qui lui accordent une place centrale.

    Aujourd’hui, la sexualité se conçoit comme une relation sexuelle réciproque, ce qui constitue un tournant majeur par rapport à des époques de l’histoire où on la pensait seulement en termes d’action d’une personne sur une autre. Cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait besoin d’être deux pour qu’il y ait sexualité: la masturbation, par exemple, est désormais reconnue comme un acte sexuel. De plus, au-delà de la normativité qui sous-tend LA sexualité, il est possible de penser DES sexualités qui dépendent non plus des pratiques sexuelles mais de l’orientation sexuelle des partenaires – terme que j’aborderai à part.

    strongIl existe de multiples manières de penser la sexualité à l’aide du concept de genre. La sociologie du genre, par exemple, réfléchit aux liens entre inégalités liées au genre et expérience concrète de la sexualité; les études gaies et lesbiennes peuvent notamment s’interroger sur les rapports entre sexisme et homophobie, et la science politique sur l’articulation entre, d’une part, genre et sexualité et, d’autre part, les mouvements féministe et LGBT.