Dans ma bibliothèque – Edith Wharton, Chez les heureux du monde (The House of Mirth)

Edith Wharton, The House of Mirth, 1905. Traduction française: Chez les heureux du monde, LGF, Le Livre de poche, 2010.

Adaptation cinématographique: The House of Mirth, Terence Davies, 2000 (avec Gillian Anderson dans le rôle de Lily Bart).

(major spoiler alert)

J’ai vu récemment l’adaptation par Terence Davies du roman d’Edith Wharton, ce qui m’a fait réaliser à quel point j’aimais ce dernier. J’ai été déçue par le film, qui, bien que visuellement très réussi, m’a paru montrer une longue agonie et mener lentement vers une issue prévisible. Ce n’est pas du tout l’impression que m’avait laissé le livre ; j’essaierai de revenir ici sur ce que j’en ai compris et surtout, sur le personnage extraordinaire de Lily Bart. Ce roman fait partie des livres qui ont fait progresser ma réflexion sur la représentation des femmes dans la littérature romanesque.

Mon copain, qui a regardé le film avec moi et n’a jamais lu le livre, n’a éprouvé aucune empathie pour le personnage de Lily. Ce n’est pas si surprenant, dans la mesure où le film ne montre que ses fragilités et sa maladresse, alors que Lily est, dans son genre, un génie. C’est cela qui excite l’intérêt de Lawrence Selden, c’est dit clairement dès le premier chapitre : Lily constitue un spectacle fascinant et intrigant pour lui car elle est au sommet de sa gloire et de son art. Elle est très belle et semble faite pour la haute société new-yorkaise dans laquelle elle vit et a sa place, malgré le fait qu’à bientôt 30 ans, elle soit toujours célibataire. Elle lutte pour concilier son désir d’indépendance et sa situation de « fille à marier », qui fait d’elle une mineure (au sens juridique du terme) et l’oblige à une prudence dont elle ne sait pas toujours faire preuve. Elle sait, ou croit savoir, comment arriver à ses fins et se persuade, du moins jusqu’au début de sa chute, qu’elle peut obtenir ce qu’elle veut quant elle veut, c’est-à-dire épouser qui elle le désire.

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« AdopteUnMec » : inversion ne rime pas avec subversion

Cet article est une contribution de Cyril Barde, qui a déjà publié sur ce blog « Christine and the Queens: une pop queer ».

L’association « Osez le féminisme » (OLF), dans un article très informé, a déjà dénoncé la fausse nouveauté, « la contrefaçon de renversement » du site de rencontres « décalé » qui, sous prétexte d’inverser les codes de la séduction et de la rencontre entre hommes et femmes, ne fait qu’inverser, sans les remettre en question, les schémas de la domination et du sexisme. En septembre dernier, « AdopteUnMec » a innové en ouvrant à Paris une boutique éphémère où les hommes candidats à l’adoption étaient exposés derrière des vitrines, rappelant de manière troublante les pratiques de la prostitution d’Amsterdam. Au fond, l’inauguration de cette boutique éphémère, destinée à faire le tour de la France, n’est que l’aboutissement du concept originel du site, qui n’hésite pas à jouer avec le vocabulaire du commerce et de la vente. OLF s’est rendu sur place pour tenter de protester, sans grand succès apparemment.

La boutique éphémère « Adopte un mec »

Adoption

Comme le montrent les analyses d’OLF dans l’article cité plus haut, il faut déjouer la rhétorique de la subversion rose fushia affichée par « AdopteUnMec ». Sur le site, il semble que tout soit fait pour donner le pouvoir aux femmes, tout se passant comme si la lutte contre le sexisme ne pouvait se fonder que sur la dévalorisation des hommes, réduits sur à de simples objets de consommation qu’on livre, qu’on brade, qu’on met au panier ou qu’on laisse en rayon. Drôle de conception du féminisme et du combat pour l’émancipation qui prend ici la forme d’une dérisoire guerre des sexes en supermarché.

Pire encore, le concept du site se retourne contre lui-même et reconduit les stéréotypes qu’il affirme vouloir combattre. Non seulement les femmes sont renvoyées à l’image de la consommatrice avide de bonnes affaires, l’amatrice de shopping et de lèche-vitrine quelque peu futile mais la notion même d’adoption doit être interrogée. Certes, elle compare le potentiel mec adopté à un animal, mais – on n’adopte pas que des animaux – elle assimile surtout la relation de couple à une relation mère-fils (le fameux « j’suis pas ta mère » des disputes conjugales). Les femmes sont une fois de plus assignées au rôle de la mère, aliénation fondamentale qui érige le biologique (ou ce que l’on naturalise en le désignant ainsi) en destin social. En fait, il s’agit de neutraliser l’image de femmes entreprenantes ou aventurières à l’initiative de la séduction, image certainement trop angoissante pour les hommes que le site souhaite attirer, en promouvant une autre image, beaucoup plus traditionnelle : celle de femmes douces et attendries guidées par leur instinct maternel, prêtes à fondre devant le mec le plus mignon. Les adoptés seront évidemment des mâles conquérants dans leur vie professionnelle, mais en quelque sorte autorisés à rester d’éternels petits garçons au sein du foyer, et donc inaptes aux tâches ménagères.

Marchandisation

Si « AdopteUnMec », loin d’être subversif, reproduit les stéréotypes de genre et conforte les normes sociales, c’est aussi parce qu’il s’insère parfaitement dans les codes de la société de consommation. La consommation devient la forme même des relations humaines, en particulier des relations amoureuses et sexuelles. La réification des personnes et des corps commence avec la riche taxinomie, la variété des catégories dans lesquelles sont classés les candidats à l’adoption. Le site-supermarché est divisé en une multitude rayons : « le geek », « l’aventurier », « M. Muscle », « l’ours » … A l’image des femmes des maisons closes du XIXe siècle ou de l’imagerie pornographique, les mecs adoptables constituent les échantillons d’un genre (masculin) naturalisé, essentialisé. Les contre-modèles de masculinité évoqués (« le geek », « le roux »…) ne contestent en rien les hiérarchies constituées au sein des masculinités mais les intègrent, sur le mode ludique, au grand marché du mâle.

La référence à l’univers de la prostitution, renforcée par le dispositif de la boutique éphémère et de la vitrine, ne fait que rendre plus douteuse la démarche d’« AdopteUnMec ». Certes, les hommes ne sont pas payés par les femmes et sont censés être « consentants », mais la marchandisation des corps qui est ainsi mise en scène n’en est pas moins choquante. Ce sont d’ailleurs les hommes qui paient alors que l’inscription sur le site est gratuite pour les femmes : les hommes achètent donc un service qui leur permettra de rencontrer des femmes (d’un renversement l’autre, le patriarcat retombe toujours sur ses pieds). L’inversion n’est pas la subversion, surtout quand elle se coule dans les structures établies sans les remettre en question dans leurs fondements. Comme l’écrit OLF, on est ici plutôt en présence d’un phénomène type carnaval, inversion circonscrite à un moment et à un lieu particuliers, parenthèse sociale destinée à mieux réaffirmer la norme. C’est précisément ce que confirme le communiqué publié par le site pour expliquer l’annulation de la boutique éphémère à Bruxelles : « Partant du principe que ce concept n’était amusant que s’il était éphémère, mettre des hommes en boutique n’est drôle que pour une courte durée ». Effectivement, c’est certainement moins drôle pour les femmes dont c’est le lot quotidien…

Parodie

Mettre des êtres humains en boutique et les proposer à la « vente » est donc devenu pour certains une activité ludique, « amusante » et « drôle », sans conséquence après tout… A force de ne pas se prendre au sérieux, et de ne plus rien prendre au sérieux du tout, « AdopteUnMec » tombe dans les travers d’une idéologie postmoderne cool et sympa qui, sous prétexte d’un détachement affecté, ne sert plus que la cause du marketing.

Judith Butler, dans Trouble dans le genre, a lu la performance transgenre (celle du drag notamment) comme une parodie de l’incorporation des normes de genre capable de perturber et de subvertir ces dernières. Cependant, elle précise par ailleurs que toute parodie n’est pas nécessairement subversive : « en soi, la parodie n’est pas subversive et il faut encore chercher à comprendre comment certaines répétitions parodiques sont vraiment perturbantes, sèment réellement le trouble, et lesquelles finissent par être domestiquées et circuler de nouveau comme des instruments de la domination culturelle ». A coup sûr, « AdopteUnMec », qui aime tant les métaphores animalières, est une parodie creuse entièrement domestiquée par la logique du marché.

L’art de la joie – Goliarda Sapienza

L’art de la joie, de Goliarda Sapienza
Traduit de l’italien par Nathalie Castagné
Editions Viviane Hamy, 2005, pour la traduction française
(existe chez Pocket – édition citée)

Je vois au moins deux manière de résumer L’art de la joie. Il s’agit d’abord d’un beau roman d’apprentissage, écrit à la première personne, parfois à la troisième. Modesta raconte. Sicilienne née en 1900, orpheline à neuf ans, elle veut à tout prix échapper au destin qu’on lui promet : au mieux, un emploi de servante et un mariage honnête à sa sortie du couvent. Déterminée et farouchement intelligente, Modesta se construit une vie d’indépendance et de bonheur, renversant pour cela les nombreuses barrières que la société met sur sa route, qu’elles soient religieuses, morales ou politiques.

Il s’agit aussi, et peut-être surtout, de l’histoire d’une quête, celle de la joie. Joie des sens, découverte dès l’enfance ; mais aussi joie de l’esprit, joies multiples offertes par la vie qu’elle sait accueillir avec attention et gratitude. Au fil de sa vie, Modesta apprend à se tenir à l’écoute, prête à jouir des bonheurs qui se présentent, où qu’ils soient et quoique cela implique. Déterminée à être libre et heureuse, parce que l’un ne va pas sans l’autre, elle ne sacrifie jamais sa quête ni à ses amours, ni à ses convictions politiques, ni à ses enfants. Souvent dur, voire difficile à supporter, surtout au début, le roman malgré tout se déploie avec force et poésie selon cette ligne tracée d’emblée.

On peut également voir dans L’art de la joie l’histoire d’un siècle, le XXème, avec lequel Modesta est née. Le trajet du personnage est lié à celui de la Sicile, mais aussi, intimement, parfois douloureusement, à l’histoire de l’Europe. Née pauvre, enfermée dans un couvent entre 9 et 15 ans, elle parvient à force d’intelligence et de travail à gagner son indépendance financière (elle devient princesse, une autre forme de prison dont elle s’affranchit) et à échapper aux multiples carcans imposés aux femmes. A force d’amour, aussi ; car tout au long de sa vie, Modesta aime avec passion, et ses amours anciennes ou mortes ne cessent de l’accompagner. Elle aime sans discrimination, Béatrice et Carmine, Carlo, Joyce, Mattia, Nina, selon ce principe immuable que ce qui lui procure de la joie ne peut être mauvais, en dépit de la société, de la morale et des principes.

Même chez une amante, elle retrouve ces principes, sous le voile cette fois de la psychanalyse. Remplacez le terme de « péché » par celui de « maladie », celui de « rédemption » par « analyse », et le tour est joué. Modesta retrouve aussi chez elle un mépris bien connu :

« Ton mépris pour la femme, dont j’ai d’abord cru que c’était le mépris habituel absorbé avec l’éducation, le mépris de la vieille Gaia, de Beatrice, de Stella, à force d’imiter les hommes, de te joindre au chœur des mâles savants, s’est enraciné en haine.
– Eh bien ? Je ne vois pas où tu veux en venir.
– C’est simple, en te joignant à leur élite qui te répète : « Tu es une exception, tu es digne d’entrer dans notre Olympe… »
– Je ne vois toujours pas…
– Tu es passée de leur côté, et le vieux préjugé dicté par la loi de nos mères et de nos sœurs, s’est changé chez toi en haine pour ton côté femme, parce que, que tu le veuilles ou non, tu as des seins et des règles – une haine assez grande pour te stériliser les seins et le ventre. » (559)

Du fin fond de la Sicile, Modesta n’a que des échos assourdis de la 1ère guerre mondiale dans laquelle l’île a été entraînée par ce nouveau pays qu’est l’Italie ; mais elle découvre entre les deux guerres la politique, devient communiste sous Mussolini et est emprisonnée juste avant la 2ème. Avec la politique lui vient la confirmation de ce qu’elle pressent depuis toujours : elle doit lutter l’aliénation particulière qu’elle vit en tant que femme, et lutter pour que la route qu’elle trace puisse être empruntée par d’autres. Lutter contre la société dans son ensemble, car elle découvre que les femmes peuvent être les premières gardiennes de l’ordre patriarcal. Elle comprend cela, par exemple, en voyant une fillette grandir :

« Maintenant que Bambolina commence à courir derrière Prando, pourquoi l’arrêtent-elles et les séparent-elles ? Il faut que je laisse mes livres et que je descende. Elle pleure désespérée sur la pelouse, tandis que Prando disparaît tout joyeux en direction du bois.
– Mais qu’y a-t-il, Stella, Elena, pourquoi les séparez-vous ?
– Mais elle courait comme un garçonnasse, princesse ! Elle va tacher sa petite robe.
Voilà comment commence la division. Selon elles, Bambolina, à cinq ans seulement, devrait déjà bouger différemment, rester bien sage, les yeux baissés, pour cultiver en elle la demoiselle de demain. Comme au couvent, lois, prisons, histoire édifiée par les hommes. Mais c’est la femme qui a accepté de tenir les clés, gardienne inflexible de la parole de l’homme. Au couvent, Modesta a détesté ses geôlières d’une haine d’esclave, haine humiliante mais nécessaire. Aujourd’hui, c’est avec détachement et assurance qu’elle défend Bambolina des garçons et des femmes, elle ne tient qu’à elle, en cette enfant elle se défend elle-même, elle défend son passé, la fille qui un jour pourrait naître d’elle… Tu te souviens, Carlo, tu te souviens, quand je t’ai dit que seule la femme pouvait aider la femme, et que toi, dans ton orgueil d’homme, tu ne comprenais pas ? Tu comprends maintenant ? Maintenant que tu as eu une fille, tu comprends ? » (420-421)

Peut-être, plus que l’histoire d’un siècle, Modesta représente-t-elle une histoire du siècle. Goliarda Sapienza rédige le roman entre 1967 et 1976; en écrivant l’histoire de cette femme libre, elle raconte aussi une conquête progressive et fragile: la libération des femmes.

AC Husson

Joystick : apologie du viol et culture du machisme

Retour de Mar_Lard, pour un coup de gueule contre Joystick, un magazine de référence sur les jeux vidéo.

(TRIGGER WARNING : Cet article contient des références explicites au viol et aux agressions sexuelles.)

EDIT: le magazine Joystick a publié une réponse sur sa page Facebook.

Laissez-moi vous conter une histoire.

Hier, alors qu’en route pour visiter sa Mère-Grand elle attendait innocemment son train, la douce et pure @NeukdeSogoul s’aventura dans la forêt obscure du kiosque à journaux. Au lieu de se diriger immédiatement vers le rayon Féminins comme une bonne petite fille, elle s’est égarée du coté des magazines de jeux vidéo, la vilaine. Et tel le délicat papillon attiré par l’ampoule chauffée à blanc, sa morbide curiosité se trouva aiguisée par cette couverture de si bon goût :

L'ile de la Punition : TOMB RAIDER. Fini l'innocence : Lara a vu le loup !

Et elle fut édifiée.

Comme elle sait que je kiffe la misogynie et encore plus dans mes jeux vidéo, elle m’a signalé le dossier en question.

Ca vous donne une idée si je vous dis qu’en tant que gameuse passionnée ET féministe j’ai une certaine habitude de la misogynie bien enracinée dans le milieu, mais que pour lire ces dix malheureuses pages j’ai dû m’y prendre à plusieurs fois tellement j’avais envie de gerber ?

Donc on va en parler. En détail. Disséquer la charogne.

On va pas discuter de la misogynie bien puante du dernier Tomb Raider ; d’abord parce que j’en ai déjà touché un mot à la fin de cet article et surtout parce que beaucoup l’ont fait mieux que moi.

Non, aujourd’hui on cause du climat toxique soigneusement perpétué par l’industrie, la presse et les communautés du jeu vidéo pour exclure nos vagins crados de leur joyeux petit club macho. Ce climat d’entre-couilles, qui considère des articles comme la bouse qu’on va étudier, ou celle-ci, parue la même semaine, comme acceptables et même hilarants.

Ouais Joystick tu vas un peu prendre pour tout le monde là. Faut dire t’as poussé le bouchon un peu loin.

Tomb Raider, c'était hype en 1996 et déja ringard en 1998. Il était temps que ça change ! Et tant pis si, pour aboutir à un résultat séduisant, il faut malmener l'héroïne autant que peut l'être une actrice de gonzo SM.

Ouf, la couverture n’était pas un incident isolé, on va en avoir pour notre argent. On commence donc avec cette comparaison très classe entre Lara Croft, icône vidéoludique par excellence du personnage féminin fort et indépendant, et une actrice de porno gonzo. Le gonzo étant, pour ceux qui ne partageraient pas cette référence culturelle de haute volée, une forme de pornographie particulièrement hardcore et souvent extrêmement macho (ouep, encore plus que la pornographie standard, c’est dire). Au moins ça annonce la couleur. Notez également la référence au SM, on va y revenir.

Objet féministe à la base (le fameux "girl-power" qu'on nous avait vendu à l'emporte-piece), Lara a progressivement été transformée en sex-symbol pour puceaux. Tres vite, il n'a en fait plus été question de Tomb Raider mais uniquement de Lara Croft.

Et on entame par un epic fail en connaissances vidéoludiques, ça la fout mal pour un journal spécialisé. Comme je l’ai expliqué plus en détail ici, non, Lara Croft n’a pas été pensée comme « objet féministe » (j’aime bien l’antinomie) à la base. Elle a été modelée avec amour pour flatter l’œil du joueur masculin hétéro. Lorsqu’interrogé sur ses raisons pour faire d’une femme l’héroïne d’un jeu d’aventure 3ème personne, son créateur Toby Gard répondit : « Si le joueur va regarder un cul pendant des heures et des heures, autant que ce soit un joli cul.» Sans parler du marketing qui s’en est donné à cœur joie dès le premier opus pour exploiter l’aventurière comme un objet sexuel. N’en déplaise à l’auteur, Lara Croft est un pur produit patriarcal, un « sex-symbol pour puceaux » de la première heure, et non un brulôt de l’affreux lobby féministe. Notez au passage la petite attaque latérale : « Haha elles nous ont bien fait chier avec leur girl-power hein ».

Un reboot. Une remise à plat de toute la série, comme une à l'encontre d'une héroine-starlette qu'il faut remettre à sa place, quitte à humilier et à la souiller sans aucun ménagement. Ca, c'est l'image que j'avais du futur jeu avant de le voir tourner pendant une bonne heure il y a quelques jours. Et sans vouloir me vanter autant qu'un Eddie Walou devinant tout The Elders Scrolls Online avant l'heure, la séquence entrevue n'a fait que confirmer ma prédiction de gros vicelard. Oui, Lara prend cher dans Tomb Raider (titre brut de décoffrage). Et oui, tout cela est concoté sciemment des mains de tous ces pervers qui officient en tant que développeurs chez Crystal Dynamics. Mais ca tombe bien : pervers, je le suis aussi.

Ca se précise. Lara Croft est une femme trop forte, trop indépendante, trop sexy ; sa puissance, attribut typiquement viril, dérange le male peu sûr de lui.

Ce gros dégoutant ferait bien de profiter de ses dernieres secondes de virilité

Faut dire, la virilité selon Joystick : mettre à terre une femme ligotée et la menacer avec un pistolet.
On a les standards qu’on mérite…

« Papa va te la rectifier, ta bite mentale », écrivait Despentes. Comment ose-t-elle exercer un tel pouvoir sur les hommes ? Non, vraiment, il faut la « remettre à sa place (de femme), quitte à l’humilier et à la souiller sans ménagement ». Le vocabulaire vous évoque celui de l’agression sexuelle ? L’auteur ne s’en cache pas, au contraire ; « gros vicelard », « pervers » assumé, il se frotte les mains (la bite) à l’idée de participer à la punition. Briser les idoles, faire tomber la déesse de son piédestal, la foutre à quatre pattes au milieu d’une bonne tournante et lui gicler au visage, la salope. Hé, c’est pas moi qui ai parlé de gonzo en premier.

Allez, je me lance dans une théorie fumeuse. Pour moi, Tomb Raider est concu comme un "rape and revenge", genre cinématographique qui, comme son nom l'indique, présente en premier lieu le calvaire charnel d'un personnage avant de mettre en scene sa vengeance. Bon, ici, il n'y a pas de viol a proprement parler. Mais les mésaventures de Lara sont suffisamment éloquentes et suggestives pour qu'on puisse y voir des métaphores obscenes. En gros, Tomb Raider, le reboot, nous permet de découvrir l'héroine toute fraiche et pimpante. Elle a 21 ans. Elle arbore un visage juvénile, des formes tout ce qu'il y a de plus décentes et un accent de snobinarde anglaise qui la rend a la fois sexy et insupportable.

Puisqu’on est dans le porno, l’auteur se fait un plaisir de nous présenter l’actrice, ou plutôt ses attributs principaux : son âge, son corps…sa baisabilité quoi. C’est marrant, j’aurais juré qu’on parlait d’une archéologue-aventurière,  héroïne de l’une des plus célèbres franchises de tous les temps, dans un magazine appelé Joystick et non Playboy. J’ai dû me tromper.

« A la fois sexy et insupportable » ? On retrouve l’attitude bien assumée plus haut : je te désire mais je te crache à la gueule. Sois belle et tais-toi, salope.

Mais ce qui m’intéresse le plus ici, c’est surtout l’expression « calvaire charnel ». Immonde euphémisme pour occulter la réalité du viol. Ça ne fait que fantasmer dessus pendant tout l’article et ça n’a même pas le courage d’appeler un chat un chat. Comme deux mots peuvent en dire long ! Petit florilège de réactions :

(Cliquer pour agrandir)

Méconnaissance, minimisation et même érotisation.  Réduire le viol à sa dimension physique, c’est éclipser totalement la violence psychologique qui fait toute la particularité de ce crime : rapports de domination, humiliation sexuelle, traumatisme. L’expression employée ici a aussi l’avantage de faire disparaître l’agresseur : à croire que la victime s’inflige d’elle-même son « calvaire », mot généralement associé aux martyrs religieux ! Comme c’est confortable d’éclipser toute notion d’agression criminelle…

“Calvaire charnel” n’est pas une expression de victime qui décrit son viol, ni une expression des femmes qui craignent la réalité du viol au quotidien. C’est une expression d’homme hétérosexuel qui fantasme sur une idée érotisée du viol. Et nul ne met mieux le doigt dessus que ce pigiste de chez Joystick venu défendre son collègue :

En revanche, il s'enflamme (peut-etre) maladroitement pour une esthétique SM et le fait qu'on malmene une icone du jeu vidéo...

Ouep. Apparemment chez Joystick ils font l’amalgame viol/SM. De fait, tout l’article fait appel au champ lexical du porno, sans compter la référence explicite dans le chapeau.

Ça m’effraie un peu de devoir te le faire remarquer, Joystick, mais t’as pas l’impression de zapper une distinction essentielle là ? Mais si tu sais, ce détail qu’on appelle le consentement. Le truc qui fait que pour le SM on parle de partenaire alors que pour le viol on parle de victime. Le sexe ça se pratique à deux, Joystick (ou plus mais là n’est pas le sujet) : passer outre et prendre de force ce qui n’est pas donné, ça ne relève plus de la sexualité mais de l’agression. C’est la non-considération du consentement, la négation de la volonté de l’autre qui fait du viol un crime, tu vois. Et c’est pour ça que parler d’agressions sexuelles comme si il s’agissait simplement de sexe un peu hardcore, c’est très grave, Joystick. C’est irresponsable pour un magazine dont le lectorat est majoritairement constitué de jeunes hommes d’occulter complétement la question du consentement, tu trouves pas ? Oui, même quand tu parles d’un personnage fictionnel, c’est pas le problème.

Mais passons...apres s'etre échappée et s'etre rafistolée tant bien que mal, Lara est a nouveau capturée par les bad guys. Et encore une fois, la tension sexuelle malsaine et à son comble. La miss est plaquée au sol, les mains attachés dans le dos. Je ne peux pas croire que Crystal Dynamics ait obtenu ce résultat innocemment. Surtout que l'ambiance sonore est saturée des gémissements de la belle et des insultes grivoises proférées par ses agresseurs. Franchement, en termes de mise en scene, Tomb Raider part dans une direction que je trouve a la fois culottée (ahah) et originale. Faire subir de tels supplices à l'une des figures les plus emblématiques du jeu vidéo, c'est tout simplement génial. Et si j'osais, je dirais meme que c'est assez excitant. Le Croft Fort Mais dans "Rape and Revenge", il y a "rape" mais il y a aussi "revenge". Hé ouais ! Concretement, dans Tomb Raider, on peut estimer que le calvaire de Lara va s'étaler sur les deux premieres heures de jeu. Le reste du temps est consacré a sa vengeance, la belle souhaitant rendre au centuple tout ce qu'elle a subi au début de l'aventure. Mais avant de devenir une vraie guerriere et d'émasculer a tour de bras, Lara doit avant tout réussir certains rites de passages. Des "premieres fois", en quelques sorte. Tout d'abord, pour trouver de quoi manger, elle tue un daim. Cette séquence, qui n'est en fait rien d'autre qu'un tutorial pour apprendre à se servir de l'arc, est là aussi tres symbolique. Elle représente la fin de l'innocence...

On arrive au point d’orgue là. L’auteur s’est bien chauffé sur quatre pages, il se sent plus, il jouit ouvertement à l’idée de voir une femme violentée sexuellement par une bande de brutes. « Et si j’osais, je dirais même que c’est assez excitant » : vouep, c’est bon mec, avec le nombre d’allusions libidineuses que tu nous sors depuis le début on avait compris que ça te faisait bander. Et tant mieux pour toi, hein, si la violence et la soumission c’est ton kiff ; encore une fois j’espère juste que dans la vraie vie tu as une vague notion du consentement. Parce qu’à te voir te branler ainsi sur des agressions sexuelles évidemment non-sollicitées,  tu me pardonneras mais c’est pas évident.

Ce qui me dérange déjà plus c’est que tu le fasses de façon publique et assumée : qu’il t’ait paru parfaitement acceptable d’étaler ton foutre dans les pages d’un magazine grand public, orienté jeunes et qui a pour sujet les jeux vidéo. Ce qui me fait franchement chier, c’est que tu le fasses de façon si assumée, sûr de toi, assuré de la complicité de ton public : tu parsèmes ton article de blagues vicelardes et de clins d’œil grivois, comme si tu étais certain que ton lecteur partage tes goûts et qu’il allait lui aussi partir d’un gros rire gras à l’évocation d’une femme abusée. Et ce qui m’emmerde au plus haut point, c’est que pas un seul de tes collègues, relecteurs ou rédac-chef n’ait haussé un sourcil à l’idée de publier ça.

Il y a plusieurs raisons à ce dérapage improbable.

La première c’est la misogynie ordinaire. Parce qu’étrangement, je ne crois pas que l’auteur se permettrait les mêmes commentaires à propos d’un héros masculin. J’attends le magazine qui nous pondra 6 pages du même acabit sur Nathan Drake. On le présenterait seulement  en ces termes : « Il a 29 ans. Il arbore un visage basané, des muscles tout ce qu’il y a de plus décent et une attitude insolente américaine aussi sexy qu’insupportable ». « Sa bite bien moulée dans son jean émoustille les jeunes ados ces dernières années ! »

Et pas seulement parce que sa paire de tétés pointus a émoustillé le tout jeune adolescent que j'étais au siecle dernier.

J’invente rien : 3eme phrase de l’article

On se réjouirait de voir l’impertinent héros « remis à sa place », « humilié » et « souillé »   par les multiples sévices qu’il subit, auxquels on prêterait forcément un caractère sexuel. « On met Nathan au court-bouillon ! » On le comparerait à un acteur de porno gay qui se ferait gang-banger. On se taperait dans le dos entre « vicelard(e)s » et « pervers(e)s » à voir ce mec torturé pour notre plaisir. On chercherait des interprétations pseudo-freudiennes à ses moindres actions : « il escalade une tour, c’est un symbole phallique, il accède a la virilité ». On trouverait sa « vulnérabilité » touchante, parce que ça donne envie de l’ « aider », de le protéger. D’ailleurs on le désignerait par des petits mots affectueux du style « le mecton », « le p’tit gars », « le godelureau ». Et pour parler d’une scène où Nathan se retrouve plaqué au sol, attaché et à la merci de ses ennemis : « L’ambiance sonore est saturée des gémissements du mignon et des insultes grivoises proférées par ses agresseurs. Franchement, en termes de mise en scène, Uncharted part dans une direction que je trouve à la fois couillue (ahah) et originale. Faire subir de tels supplices à l’une des figures les plus emblématiques du jeu vidéo, c’est tout simplement génial. Et si j’osais, je dirais même que c’est assez excitant. »

Non, en fait, je veux vraiment, vraiment pas lire ça non plus. Parce que quel que soit le sexe concerné, c’est insultant, dégueulasse, horrifiant et ça n’a rien à faire dans un magazine un tant soit peu professionnel. Et pourtant, envers les femmes, c’est non seulement parfaitement accepté mais très courant. « Nul sexisme là-dedans », nous expliquent les mecs qui pondent ce genre de choses à longueur de temps en guise « d’analyse » : « c’est tout simplement une question d’appréciation esthétique ! » Ben voyons…*toussetousse*patriarcat*toussetousse*

Au passage, notez qu’une femme forte, guerrière est forcément castratrice. Evidemment. Qu’est-ce que ça pue, l’insécurité masculine…

La deuxième raison, c’est la Rape Culture – la culture du viol. C’est-à-dire le mécanisme écrasant qui minimise, tolère, esthétise voire même encourage le viol dans une société patriarcale, et dont l’article de Joystick est donc un triomphant représentant. La Rape Culture, c’est la raison pour laquelle on estime qu’au moins une femme sur cinq dans le monde est victime d’agression sexuelle, et pourquoi malgré ce chiffre énorme le problème semble toujours bien lointain à ceux qui n’en sont pas victimes (1 sur 5, ça veut dire que dans votre entourage proche, vous connaissez au moins une femme qui a été victime de violences sexuelles dans sa vie. Forcément. Même si vous ne le savez pas.) C’est la raison pour laquelle subsistent tant de mythes et d’ignorance sur le viol, qu’on envisage encore largement comme le fait d’inconnus, dans une ruelle sombre la nuit (et donc comme un hasard inéluctable et malheureux dont il faudrait se prévenir, comme la foudre, au lieu d’un phénomène social intégré à notre culture et à notre éducation), alors que 80% sont le fait de proches, dans des lieux familiers.  C’est la raison pour laquelle l’immense majorité des agressions ne sont jamais signalées (et donc pourquoi on estime que le chiffre d’une sur cinq est encore largement en dessous de la réalité) : parce que le viol est le seul crime pour lequel on soupçonne la victime et non son agresseur. Car une victime qui avoue s’inflige un deuxième traumatisme : celui de voir son comportement décortiqué, sa parole mise en doute (« Elle portait une jupe, elle l’a un peu cherché », « Tu es sure que tu ne le désirais pas, au fond ? Tu lui as peut-être envoyé des signaux contradictoires… »), et de se voir stigmatisée a jamais, de devenir « la violée » – définie par son viol, réduite à ce qu’elle a subi. C’est la raison pour laquelle on éduque les femmes dans la peur, qu’on leur apprend à se terrer, à restreindre leurs libertés au lieu d’apprendre aux hommes à ne pas violer. C’est la raison pour laquelle on voit des pubs comme celle-ci et qu’on peut entendre des conneries pareilles sur Inter : le viol fait l’objet d’une esthétisation comme nul autre crime. C’est la raison pour laquelle l’idée du viol comme initiation, rite de passage pour un personnage féminin n’a rien d’original ou d’osé – c’est simplement un schéma paresseux qui évite aux scénaristes d’écrire des personnages féminins complexes et intéressants. C’est la raison de l’existence du genre cinématographique « Rape & Revenge » évoqué dans l’article, que Despentes analyse fort bien dans King Kong Théorie : en plus de permettre au réalisateur de mettre en scène son fantasme du viol, il calque dessus une réaction typiquement virile (la vengeance) et ainsi adresse aux femmes le message accusateur « Mais pourquoi vous ne vous défendez pas plus violemment ? » Et c’est la raison pour laquelle l’auteur Joystick s’est non seulement permis une phrase comme « Faire subir de tels supplices à l’une des figures les plus emblématiques du jeu vidéo, c’est tout simplement génial », mais qu’en plus il en était suffisamment fier pour la faire figurer en citation vedette :

Le fond de la Rape Culture ? Les victimes de viol sont à 91% des femmes, les agresseurs sont à 99% des hommes. Problème de gonzesse… *toussetousse*patriarcat*toussetousse*

La troisième raison est plus spécifique : il s’agit de l’insupportable tribalisme de la geekosphère qui s’applique à exclure méthodiquement quiconque n’est pas un jeune cis-homme1 blanc hétérosexuel vaguement cynique. La notion même de « geek » s’est construite sur un ressenti d’exclusion sociale : le geek est un marginal, et le revendique.  La communauté, soudée et légitimée par cette expérience commune, se replie dans cette position de martyr qui devient soudain flatteuse : « nous sommes différents et incompris ». Les activités typiquement geek ne correspondent pas vraiment aux idéaux de virilité traditionnels : sédentaires, plus portées sur l’intellect que le physique…  D’où le cliché du « nerd » gringalet, boutonneux, timide, dévirilisé. Et la geekosphère de s’emparer de ce stéréotype pour le transformer en mesure de prestige : etre « le plus gros geek », celui qui est le plus accroc à son écran, celui qui sort le moins, celui qui cumule le plus gros uptime, celui qui n’a pas couché depuis le plus longtemps…une autre forme du concours de bites. On parle de « covert prestige » : une nouvelle valorisation de soi au sein d’un groupe social peu prestigieux dans l’absolu. Bref, cette communauté pourtant définie par un sentiment d’oppression et d’aliénation vis-à-vis des injonctions sociales traditionnelles eut tôt fait de les répliquer en son sein…Et comme souvent, le persécuté devint lui-même persécuteur. Plus que le non-geek auquel il oppose une méprisante indifférence, le geek hait ce qu’il considère comme le « faux geek » – l’ imposteur qui a l’audace de partager ses centres d’intérêts sans se conformer parfaitement aux codes de la communauté. Le « casual » qui n’investit pas autant de temps et de passion que lui dans son loisir, le « n00b » qui débute, le « kevin » qui est trop jeune pour geeker « correctement »…Les femmes et les LGBT semblent tout particulièrement insupportables, car il n’est pas pire macho que celui qui est en mal de virilité. C’est pourquoi « gay » continue à être l’insulte par défaut dans les communautés gamers et jusque dans les jeux eux-mêmes, pourquoi les produits continuent à s’adresser exclusivement au male hétéro a la sexualité adolescente, pourquoi les femmes sont victimes de harcèlement sexuel systématique online sans que quiconque ne hausse un sourcil, pourquoi les plus grandes professionnelles du secteur sont traitées comme de la merde à cause de leur sexe, pourquoi certains affirment sans aucun problème que le harcèlement sexuel fait partie intégrante de la culture geek, pourquoi l’industrie et la presse spécialisée se permettent régulièrement des dérapages sexistes parfaitement gratuits, et pourquoi les femmes qui osent protester de cet état de faits sont victimes d’attaques massives et immondes (on en aura d’ailleurs un petit aperçu dans les torrents d’insultes que cet article ne va pas manquer d’attirer dans les commentaires, sur mon Twitter, et dans ma boite mail ; j’en ai fait l’expérience avec mes précédents articles, et de toute façon ça a commencé dès que j’ai annoncé l’écriture de celui-ci). Et après ça on s’étonne que les femmes ne s’intéressent pas plus au jeu vidéo. Ah oui, et l’excuse magique « c’est de l’humour » ? Elle ne colle pas : l’humour est l’un des moyens d’exclusion sociale les plus efficaces. Bref, détailler l’effroyable sexisme du milieu mérite largement un article à part ; quoi qu’il en soit, comment s’étonner qu’un article tel que celui qui nous préoccupe aujourd’hui passe comme une lettre à la poste ? Le climat d’entre-soi (d’entre-couilles) est tel que nul ne voit un problème à ce qu’un journaliste se tire publiquement la nouille sur les supplices d’une bimbo virtuelle : il écrit pour les geeks qui lui ressemblent, à l’exclusion de tous les autres publics. A l’heure où 47% des joueurs sont des femmes, la presse JV papier mourante s’accroche désespérément à son cœur de cible, l’ado masculin hétérosexuel travaillé par ses hormones. Ce serait drôle si, dans sa panique, elle n’en arrivait pas à des extrêmes horrifiants comme celui-ci…

On a envie d'aider Lara dans son périple. Il y a une vraie jubilation à la voir passer du statut de victime terrorisée à celui de déesse vengeresse qui enfonce des piolets dans les gorges mécréantes.

Personnellement, je me sens attiré par cette Lara-là comme je ne l'avais plus été depuis une bonne quizaine d'années. C'est là toute la bizarrerie de la chose. En devenant plus faible, plus vulnérable, la donzelle n'a étonamment jamais semblé aussi forte. Bref, la nouvelle Lara, je l'aime et j'attends despérément la sortie du jeu pour pouvoir souffrir à ses cotés. Je vous avait dit que j'étais un peu pervers.

Puisqu’on vous dit que la femme, c’est l’étranger. On touche ici à un point que j’ai déjà assez largement abordé à la fin de cet article : un personnage féminin n’est pas incarné, il est regardé. Il ne vient même pas à l’esprit de l’auteur qui écrit ces lignes de *devenir* Lara en jouant : il adopte le rôle de voyeur extérieur, éventuellement de protecteur bienveillant. Jouer un plombier italien, un commandant spartiate de l’espace ou un grec déicide enragé, sans souci, mais une aventurière-archéologue ? Jamais ! Et le pire, c’est que c’est exactement l’intention des créateurs, comme l’explique sans complexes le producteur Ron Rosenberg :

« Quand tu vois [Lara] face à ces obstacles, tu te prends d’affection pour elle, peut-être plus que tu ne te prendrais d’affection pour un personnage masculin…Quand les gens jouent Lara, ils n’ont pas vraiment envie de se projeter eux-mêmes dans le personnage. Ils sont plutôt « J’ai envie de la protéger ». Ca instaure cette dynamique « Je pars à l’aventure avec elle et je vais essayer de la protéger. » Cette capacité à la voir comme une humaine est plus attirante pour moi que la version sexualisée d’auparavant. En partant de rien, elle devient une héroïne…on la construit petit à petit et juste quand elle prend confiance en elle, on la brise à nouveau. Elle est vraiment transformée en un animal acculé. C’est un grand pas dans son évolution : elle est forcée à se battre ou mourir. »

Assise pres du feu, à essayer de capter un signal radio, Lara dégage une vulnérabilité touchante

Les grands esprits se rencontrent…

Si le joueur (sous-entendu masculin) apprécie Lara, c’est forcément qu’elle excite ses instincts de chevalier blanc protégeant la demoiselle en détresse. Evidemment. Quant à la joueuse…qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Industrie de mecs, pour des mecs… *toussetousse*patriarcat*toussetousse*

"Ciel, un bandit crasseux et suant me veut du mal. Chéri, c'est affreux"

Ne crains rien ma mie, je vais appuyer sur un bouton pour te libérer !
Et après, j’imaginerai encore que tu m’appelles chéri, ma poupée ❤

Bon, bah je crois qu’on a fait le tour de ces 6 pages d’anthologie. Vous remarquez de quoi on a pas du tout parlé ? Du jeu. Dans un magazine spécialisé jeux vidéo. Il n’y en a que pour l’héroïne, ou plus précisément, pour son cul. *toussetousse*patriarcat*toussetousse*

Mais le probleme, c'est que l'ile est peuplée de loubards de la pire espece : des gros sagouins venus d'Europe de l'Est. (...) Il semble que ces "Autres" ne soient pas qu'une bande de Slaves libidineux et avides de jeunes filles en goguette.

Ah non pardon, un p’tit zeste de racisme ordinaire aussi

A l’origine j’avais l’intention de traiter de l’article suivant aussi, un morceau de bravoure dans un autre genre. Parce que si il y a un truc encore plus kiffant que les hommes qui font l’apologie du viol, c’est bien les femmes qui font de la désinformation sur leur propre anatomie et de l’anti-féminisme primaire (c’est vrai quoi, ces connasses qui m’ont obtenu le droit de vote). Mais je crois que je me suis assez énervée comme ça pour aujourd’hui, et on me souffle à l’oreille que quelqu’un d’autre pourrait bien s’en charger…A suivre !

Genre et Jeu vidéo (3) : Des muscles et des couilles

Suite de la série de Mar_Lard sur les jeux vidéo, qui aborde cette fois la question des représentations de la masculinité.

Au cas où les lecteurs et lectrices régulier.es de ce blog se poseraient des questions, je [la tôlière] suis en période de concours mais je reviens bientôt, et j’ai bien l’intention de me rattraper! Pardon pour les éventuels commentaires laissés en souffrance, j’y réponds dès que je peux.

On l’a vu dans les deux articles précédents, la féminité telle qu’elle apparaît dans les jeux vidéos est particulièrement codifiée et exacerbée; encore aujourd’hui les créateurs ont du mal à se défaire des poncifs de la bimbo et de la demoiselle en détresse(1). Cependant les archétypes de genre n’affectent pas seulement les représentations féminines ; un rapide tour d’horizon des personnages masculins permet également de dégager des motifs récurrents et pas moins impressionnants dans leurs stéréotypes. Le jeu vidéo est ainsi l’un des médias les plus appliqués à maintenir une représentation dichotomique du genre : un masculin et un féminin bien distincts, aux attributs clairement définis, opposés et exacerbés à l’extrême.

Vous l’aurez compris, aujourd’hui nous allons parler de la masculinité dans les jeux vidéos.

On a du pain sur la planche.(2)

Précisons tout d’abord que nous allons nous intéresser ici principalement aux jeux destinés à un public occidental : les jeux adressés spécifiquement au marché japonais/coréen reflètent une esthétique de la masculinité très différente, suffisamment particulière pour mériter un article à part(3).

Dans le schéma occidental, masculinité = virilité, la virilité étant ici réduite à son expression la plus stéréotypée :

La puissance…

Skyrim

La violence, l’agressivité…

God of War

Les muscles saillants, la force physique…

Brütal Legend

Le stoïcisme, l’impassibilité présentée comme force mentale…

Dante’s Inferno : Le héros établit la taille de ses couilles en cousant une croix chrétienne à même sa chair à vif

L’attitude rebelle et aventurière, soulignée par un teint basané et une barbe mal rasée…

Uncharted

Et bien sûr la possession de nombreuses, belles femelles.

Duke Nukem Forever

Notez comme la plupart des exemples ci-dessus réunissent plusieurs sinon tous ces traits ; de nombreux jeux n’hésitent pas à les accentuer au maximum pour donner naissance à des caricatures hyper-virilisées frôlant le grotesque.(4)

Contra 4

Darksiders

Gears of War

Les éditeurs japonais proposent légèrement plus de variété, notamment grâce à Nintendo qui mise sur une image plus enfantine, familiale et amicale(5) :

Mario

The Legend of Zelda

Kid Icarus

Mais en règle générale, ils se conforment à l’idéal occidental lorsqu’il s’agit de titres « matures » destinés à l’international :

Metal Gear Solid

Castlevania : Lords of Shadow

Asura’s Wrath

Voici d’ailleurs comment la fameuse série Street Fighter représente un personnage de soldat américain :

Le jeu vidéo emprunte également beaucoup aux comics, univers voisin en matière de virilité hypertrophiée :

Même dans les jeux vous permettant de customiser votre avatar, il est souvent difficile de créer un personnage qui déroge à cette règle. Dans World of Warcraft par exemple, mâles = tas de muscles ; c’est d’ailleurs ce qui les distingue des femelles.(6)

Plus qu’une tradition, l’ultra-virilité est un argument de vente, soigneusement mis en avant à travers la jaquette du jeu et tout le marketing qui l’entoure :

Les FPS (jeux de tir à la première personne, le genre le plus populaire aujourd’hui) sont particulièrement coutumiers du fait. Observez ces saisissants collages de jaquettes :

Et cette tendance ne va pas en s’amenuisant, bien au contraire ; certains personnages font ainsi l’objet de véritables liftings entre deux opus d’une série pour rester dans la course à l’hyper-virilité(7). Observez l’évolution de Chris Redfield : à gauche tel qu’il apparaît dans Resident Evil : Code Veronica (2000), et à droite dans Resident Evil 5 (2009).

Tour de bras, teint basané, armement, bosse dans le pantalon…

Plus frappant encore, la métamorphose du Prince de Perse entre Sands of Times (2003) et Warrior Within (2004) :

Il aura suffi d’un an pour transformer le jeune prince aux traits fins, plutôt sensible et timide avec la gent féminine, en une machine de guerre furieuse qui emploie ses premières lignes de dialogue à traiter une femme de salope (7:10). Les fans n’étaient pas ravi(e)s.

De manière générale la gamme d’émotions du Héros Viril Typique est assez restreinte. Motivé par la rage et la vengeance – souvent pour la mort violente d’un personnage féminin(8) (God of War, Castlevania : Lords of Shadow, Dante’s Inferno…), le patriotisme, l’honneur et le sens du devoir (Call of Duty (littéralement), Halo, Prince of Persia, Metal Gear Solid…), le simple goût de la compétition (Madworld, Uncharted, F-Zero…) voire les trois à la fois (Darksiders, Gears of War…), il ne ressent souvent pas la joie, sinon dans le massacre cruel et sanglant de ses ennemis. L’excellent webcomic aptement nommé « Manly Guys Doing Manly Things – The Punchline is Machismo » s’amuse de ces clichés : l’auteur nous dépeint ici une « joyeuse réunion » entre Kratos de God of War, War de Darksiders et Sten de Dragon Age.

« Ah ! Sten, mon ami ! Je suis heureux de te voir en si bonne forme ! » « Kratos ! Quelle heureux hasard que cette rencontre ! » « Et regarde ! Le Cavalier est là aussi! » « Mes amis ! Quelle journée fantastique ! » « Vraiment ! Les mots ne peuvent exprimer mon bonheur ! » « Mon coeur déborde de joie ! »

Cela va sans dire, mais ce Héros Viril Typique est évidemment hétérosexuel. Toujours. D’ailleurs les concepteurs de jeux prennent grand soin de rappeler ce fait, que ce soit en incluant une conquête romantique pour le protagoniste (pléthore d’exemples ici), en jetant de multiples femmes dans son lit (The Witcher, God of War…) ou en le distanciant explicitement du terrible spectre de l’homosexuel. Ainsi, certains FPS poussent le « réalisme » jusqu’à inclure dans leurs dialogues quelques bonnes blagues homophobes afin de reproduire la chaleureuse ambiance macho de l’armée. Exemple plus marquant : la polémique qui entoura Bioware, éditeur pourtant célèbre pour son progressisme en matière de représentations LGBT, avec la publication de Mass Effect 1 & 2. Les jeux permettaient d’incarner un homme ou une femme et offraient nombre d’options romantiques : hétérosexuelles, lesbiennes, extraterrestres même…mais pas gays.

(9)

Les créateurs ont expliqué cela par le fait que Shepard, le/la protagoniste de Mass Effect, était un personnage avec certains aspects prédéfinis…Une justification étonnante quand on sait que ce même personnage est entièrement customisable : libre à vous de décider de son sexe, son apparence, son histoire, son caractère, ses choix moraux…En clair, le seul et unique « aspect prédéfini » de Shepard, c’est qu’il n’est pas gay. Surtout pas.(10)

Notez que TOUS les exemples cités ci-dessus sont des personnages principaux contrôlés par le joueur : ils sont ses avatars, ses incarnations vidéoludiques. De nombreux jeux vont jusqu’à gommer toute identité propre du personnage principal masculin pour que le joueur puisse s’y projeter au maximum :

Halo

F.E.A.R

Metro 2033

Ces personnages sont masqués pendant la totalité ou l’essentiel du jeu et n’ont que peu ou pas de dialogue/personnalité…si ce n’est pour établir leur virilité. Parfois ils n’ont même pas de nom propre, mais un titre (Masterchief dans Halo, Point Man dans F.E.A.R…). Dans le cas des jeux à la première personne, il n’est pas rare que la représentation du personnage dirigé se limite au soldat sans visage sur la jaquette (voir FPS ci-dessus). Ces avatars ne sont littéralement que des réceptacles ultra-virils destinés à accueillir le joueur.

Ce qui m’amène à répondre à une objection que l’on m’a beaucoup faite à propos du premier article de cette série et que l’on peut résumer par « Mais les personnages masculins sont tout aussi sexualisés/idéalisés ! »(11) Il se trouve d’ailleurs que ce sujet a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps : un long article d’Une Heure de Peine et une excellente vidéo de The Movie Bob (en anglais)(12) détaillent les arguments que je vais développer ici.

A savoir : ces personnages ultra-virils correspondent certes à des fantasmes sexuels, mais ce sont encore et toujours des fantasmes masculins. Kratos n’exhibe pas son abondante musculature, sa puissance et sa férocité pour plaire à un hypothétique public féminin :

Il est ainsi pour flatter le joueur masculin qui va s’incarner en lui et devenir, le temps d’une partie, un dieu viril invincible. Croyez bien que la plupart des femmes ne trouveront pas Kratos sexuellement attirant, mais plutôt repoussant…(13) Cette excellente planche de Shortpacked ! résume la situation :

« J’en ai assez de t’entendre râler que les femmes sont objectifiées sexuellement dans les comics ! Les mecs le sont aussi ! Ce sont de grosses bêtes de muscles impossibles ! » « D’abord, recherche « fausse équivalence » sur Google. » « Etre une grosse bête de muscles impossibles est un fantasme de pouvoir masculin. Ça n’a rien à voir avec ce qu’une femme comme moi trouve attirant. » « Laisse-moi te montrer ce que je veux dire. Pour que je fantasme sur Batman, il doit être bâti pour la dextérité, pas la puissance. Rendons le plus mince. » « Et tu sais quoi ? C’est important que ses yeux soient visibles. Ils devraient être grands et intenses. Rajoutons des joues rougissantes et des lèvres à baisers. » « Ce dessin me dérange. » « Bienvenue dans ma vie de tous les jours. »

Pour rester dans l’univers God of War, le troisième opus de la série nous offre une scène tout à fait révélatrice : Kratos s’introduit dans la chambre de la déesse Aphrodite et la trouve occupée au lit avec deux de ses servantes. Après quelques plans appuyés et des gémissements dignes d’un film pornographique, les trois femmes (aux seins dénudés pour le plaisir du joueur) interrompent leurs activités et Aphrodite invite Kratos dans son lit : « Sais-tu depuis combien de temps je n’ai pas eu la visite d’un vrai homme ? », dit-elle en se tordant dans des poses sensuelles pour la caméra. Le joueur peut alors choisir d’accepter son offre ; s’ensuit un mini-jeu où il doit pilonner la déesse grâce aux boutons de sa manette, pendant que les deux servantes délaissées observent la scène avec envie en se tripotant mutuellement (« Quand est-ce que ce sera notre tour ? »). Aphrodite conclut : « Tu as vraiment un don des dieux, Kratos ».

(Vidéo NSFW) God of War III – Aphrodite Sex Scene

Si là, on ne nage pas en plein dans le fantasme masculin hétéro…

Au cours du colloque Genre & Jeu vidéo de Lyon, un chercheur émettait l’hypothèse que les jeux vidéos avaient évolué vers ce modèle d’hyper-virilité exacerbée pour compenser le caractère essentiellement non-viril de l’activité (rester statique et sédentaire, affalé devant un écran) : permettre au joueur d’incarner des avatars ultra-masculins permettrait en quelque sorte de les « rassurer » quant à leur propre virilité. Toujours est-il que ces représentations sont problématiques, pour deux raisons :

  • Tout comme les bimbos hypersexualisées, elles s’adressent encore et toujours au public masculin, contribuant ainsi à faire des jeux vidéo un loisir peu attirant pour les femmes.

  • Elles perpétuent des idéaux masculins de virilité inatteignables, destructeurs et aliénants pour les hommes comme pour les femmes.

On est donc dans un environnement fictionnel où les hommes sont incarnés et les femmes mises en scène. Pour illustrer ce propos, penchons-nous sur la représentation de la fameuse héroïne Lara Croft dans le trailer polémique évoqué plus haut, et comparons-la à son équivalent masculin, Nathan Drake d’Uncharted.

(Cette vidéo comporte des scènes d’une grande violence et une tentative de viol)

La souffrance et la vulnérabilité de l’héroïne sont mises en scène voire sexualisées par ses poses et ses abondants gémissements. En une minute, cette bande-annonce lui fait subir toutes sortes d’attaques pour le plaisir du spectateur – et pour lui donner envie d’acheter. Interrogé sur ces choix créatifs, le producteur Ron Rosenberg explique :

« Quand tu vois [Lara] face à ces obstacles, tu te prends d’affection pour elle, peut-être plus que tu ne te prendrais d’affection pour un personnage masculin…Quand les gens jouent Lara, ils n’ont pas vraiment envie de se projeter eux-mêmes dans le personnage. Ils sont plutôt « J’ai envie de la protéger ». Ca instaure cette dynamique « Je pars à l’aventure avec elle et je vais essayer de la protéger. » Cette capacité à la voir comme une humaine est plus attirante pour moi que la version sexualisée d’auparavant. En partant de rien, elle devient une héroïne…on la construit petit à petit et juste quand elle prend confiance en elle, on la brise à nouveau. Elle est vraiment transformée en un animal acculé. C’est un grand pas dans son évolution : elle est forcée à se battre ou mourir. »

Bon. On le voit, les créateurs ne considèrent pas un instant que le joueur ou la joueuse puisse vouloir incarner le personnage de Lara : au lieu d’être le sujet actif de son propre jeu, elle est l’objet passif du regard et des attentions du joueur. Ce dernier est censé adopter la position de protecteur – sous-entendu masculin – du personnage féminin…(14)

Qu’en est-il donc du héros masculin de Uncharted ?

A priori, Nate est dans une situation tout aussi délicate…Et pourtant. Marchant droit dans le désert, il adopte une pose résolue, surplombant l’environnement hostile. Il s’empare d’une mitraillette, instrument de pouvoir, et continue là où un autre a échoué. Il reste calme et conserve même une attitude rebelle et arrogante face au danger de mort. Le tout pendant que la voix off – la sienne – parle de la force et du courage de réaliser ses rêves.

A n’en pas douter, Nate est un héros – un personnage aspirationnel pour les joueurs, plaisant à incarner. Lui aussi traverse des épreuves d’une grande violence pendant ses aventures – il est battu, drogué, capturé…mais il les traverse toujours avec flegme et classe, avant de conclure d’un sourire rebelle et d’un one-liner digne d’Indiana Jones.

Les joueurs peuvent se rêver en Nathan Drake, héros aventurier…mais qui voudrait se rêver en Lara Croft, animal traqué ?

Pour poursuivre dans cette veine, reprenons les personnages masculins « neutres » évoqués plus haut, ces simples coquilles vides dédiées à l’incarnation du joueur : un personnage principal féminin n’est jamais neutre(15). Même lorsqu’elles ne sont pas visibles pendant le gameplay, comme Faith de Mirror’s Edge ou Samus de Metroid, les héroïnes sont abondamment mises en scène lors de cinématiques ou dans le marketing qui entoure le jeu. Ce sont des entités séparées du joueur, avec un physique, une histoire, une personnalité prédéfinie. Lorsque l’on joue à Halo, on devient Master Chief ; lorsque l’on joue à Metroid, on suit Samus dans ses aventures. On ne l’incarne pas : on l’accompagne – on la regarde. Car au fond, les créateurs créent toujours leurs jeux pour des hommes hétéros, ceux qui aiment être virils et regarder de belles femmes.

La prochaine fois nous nous pencherons sur le modèle de masculinité alternatif, nettement plus adressé au public féminin, proposé par les jeux du marché asiatique. Pour souligner à quel point la différence est grande, il n’est pas meilleur exemple que le jeu Nier, où les créateurs ont cru bon de proposer deux versions du héros ; l’une destinée au public occidental…

…et l’autre au public asiatique :

A bientôt pour parler de jeunes éphèbes androgynes, donc !

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1 Deux exemples polémiques actuellement : ce trailer pour Hitman : Absolution aux femmes ultra-sexualisées et à la violence fétichisée, et ce reboot de la fameuse série Tomb Raider mettant en scène la vulnérabilité et la souffrance de l’héroïne « pour donner envie au joueur de la protéger », selon son créateur. (^)


2 Avant qu’on ne me reproche le choix de l’illustration (c’est qu’en préparant cet article j’ai fait face à des vagues de « mais Duke Nukem c’est pas pareil, c’est une parodie assumée ») :
– Oui, le Duke est une caricature. Il a été créé précisément pour incarner le héros de jeu vidéo viril, macho poussé à l’extrême. Ce qui en fait l’illustration parfaite pour cet article.
– Le fait que Duke Nukem soit une « parodie assumée » ne veut pas dire qu’il ne se conforme pas aux clichés discutés ici. Au contraire, il les pousse à l’extrême : il s’adresse aux joueurs qui aiment « jouer les machos », même si c’est pour rire. Par pitié qu’on ne vienne pas me dire sérieusement que Duke Nukem est une œuvre de dénonciation du machisme. (^)


3 Les fans de J-RPG voient de quoi je veux parler. (^)


4 Sérieusement, comparez : on dirait des dessins de Rob Liefield. (^)


5 Encore que, la « féminisation » de Link provoque la grogne d’une partie des joueurs occidentaux… (^)


6 Comme le montre cet article, les femelles étaient bien plus proches des mâles en termes de musculature à l’origine ; elles furent modifiées après que des joueurs se soient plaints qu’elles étaient « laides ». Cette anecdote permet de constater à nouveau à quel point les exigences corporelles sont différentes selon le genre, même pour des races de monstres fantastiques. (^)


7 Ce traitement est d’ailleurs loin d’être réservé aux personnages masculins : observez l’inflation mammaire progressive d’Ivy de Soul Calibur (^)


8 Voir le site Women in Refrigerators pour ce phénomène étudié dans les comics (^)


9 Et avant qu’on ne me sorte « Les Asari sont une espèce asexuée » : elles ont une apparence féminine, de top-modèles qui-plus-est, ainsi qu’une voix de femme ; elles se conforment aux conceptions classiques du genre féminin ; elles sont désignées par des pronoms féminins. Les déclarer officiellement asexuées n’était qu’une excuse pour inclure une romance lesbienne dans Mass Effect 1 sans l’appeler par ce nom ; dans Mass Effect 2 c’est devenu un moyen de camoufler l’absence criante de romance gay. (^)


10 Et quand enfin Bioware a intégré une option gay dans Mass Effect 3, au tour des joueurs de piquer une crise… (^)


11 Pour citer ce pigiste (tweets du 18 juin) : « Intéressant. Il y a quelques temps, j’ai écrit un article se plaignant que les personnages masculins dans les jeux vidéo étaient tous des bites sur pattes. Il y eut beaucoup de réponses, mais très peu soulignant que la représentation des personnages féminins était tout aussi mauvaise. Aujourd’hui, je me plains de la pauvreté des personnages féminins, et immédiatement beaucoup de commentaires d’hommes qui pleurnichent parce qu’ils sont mal représentés aussi. » (^)


12 Movie Bob a réalisé d’autres excellentes vidéos sur le thème « Genre & Jeu vidéo » : celle-ci, proche de mon premier article, sur la représentation des femmes (et l’accueil réservé aux féministes par la communauté gamer), et celle-ci sur le harcèlement sexuel des gameuses et le sexisme de la communauté geek/gamer. (^)


13 Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’aucune femme ne peut être attirée par cet archétype viril : chacun ses goûts et tout pour le mieux. Simplement que si une joueuse en vient à apprécier Kratos, c’est un effet collatéral : elle n’est pas la cible principale visée lors de la création du personnage. (^)


14 Pour plus d’informations sur les innombrables problèmes posés par ce trailer et les explications du producteur, voir ici et ici (anglais). (^)


15 Il existe une seule et unique exception à cette règle : Chell de Portal, qui comme son alter-égo masculin Gordon Freeman de Half-Life dispose d’un physique standard, n’a pas de voix et se caractérise uniquement par son nom et son visage. (^)

Genre et Jeu vidéo (2) : Les femmes comme récompenses

Suite de la série inaugurée la semaine dernière par Mar_Lard. Vous pouvez lire sur le blog de sociologie Une heure de peine « Qu’est-ce qui fait qu’une image est sexiste? », une réponse à l’article de la semaine dernière (« Pour le plaisir des yeux masculins »).

Je vous signale également la tenue à Lyon, du 12 au 14 juin, d’un colloque intitulé Genre et jeux vidéo (hasard total – cliquez pour voir le programme).

Cet article contient des spoilers pour de nombreux jeux. Lisez avec précaution.

Le héros sauve la demoiselle en détresse, elle tombe follement amoureuse de lui, ils se marient et vivent heureux jusqu’à la fin des temps . Y’a t-il un scénario plus immémorial que celui-là ? Dans toute fiction contant l’histoire d’un personnage principal masculin (c’est à dire la grande majorité), le personnage féminin principal tient généralement le rôle de prospect romantique à conquérir. Au cours de ses aventures, le héros devra la charmer, l’impressionner ou la secourir pour s’attirer ses faveurs, après quoi il pourra pleinement jouir de son happy ending. Qu’elle soit le trophée principal de l’histoire (si l’objectif du personnage principal est de la séduire ou de la sauver) ou simplement une agréable annexe (si le personnage principal poursuit un autre but et que la romance est parallèle à l’aventure), la femme s’en trouve souvent reléguée à la fonction de récompense méritée par le personnage masculin, parfois parmi d’autres (liberté, gloire, richesses…)(1).

Évidemment les jeux vidéos ne dérogent pas à cette tradition ; ils comptent même parmi ses plus zélés défenseurs. En effet, le scénario est souvent considéré comme un élément annexe par rapport au gameplay ou aux prouesses techniques ; rien d’étonnant donc à ce que les créateurs se facilitent la vie en recyclant les vieilles recettes.

Dans la famille des jeux dont le scénario tient en deux lignes, il n’y a pas plus connu que la série des Mario. Voilà maintenant plus de 30 ans que le célèbre plombier doit régulièrement secourir son amoureuse, la Princesse Peach, après l’un de ses fréquents kidnappings. En récompense de ses efforts, il peut espérer un chaste bisou sur la joue (jeu tout public oblige) :

Apparemment, un simple baiser vaut même la peine de combattre ses alliés : si plusieurs joueurs délivrent la demoiselle en détresse ensemble dans les jeux multijoueurs Double Dragon et Castle Crashers, ils doivent s’affronter pour être le seul à remporter ses faveurs !

D’autres jeux ne prennent pas la peine de déguiser la nature sexuelle de la récompense. Dans le très vieux Defender of the Crown, voilà ce qui se passe chaque fois que vous secourez l’une des quatre damoiselles saxonnes (12:30 – 14:00)(2):

Parfois, des héroïnes puissantes et compétentes se retrouvent à jouer le rôle de la demoiselle en détresse pour fournir une motivation au personnage masculin. Dinosaur Planet, initialement prévu sur Nintendo 64 puis sur GameCube, devait mettre en scène deux personnages principaux jouables, un loup nommé Sabre et une chatte nommée Krystal, combattant ensemble pour sauver l’univers. Au cours du développement, Nintendo décida d’incorporer le jeu à sa franchise Star Fox (en le renommant Starfox Adventures) et donc de remplacer Sabre par le héros de cette série, le renard Fox McCloud. A cette occasion, le personnage de Krystal fut grandement modifié : transformée en renarde pour mieux correspondre au héros masculin, elle est jouable uniquement pendant le court prologue de l’aventure et passe ensuite tout le reste du jeu emprisonnée dans un cristal à attendre que Fox vienne la délivrer. Elle tient depuis le rôle d’intérêt romantique pour Fox dans le reste de la série ; son but initial, découvrir la vérité derrière la destruction de sa planète, n’est plus jamais mentionné.(3)

De l’héroïne active à la demoiselle en détresse

Dans d’autres cas, une femme semble soudain frappée de connerie galopante dans le seul but de donner au héros une occasion de la sauver. Final Fantasy VIII nous offre un superbe exemple : Rinoa, jeune fille normale et un peu gâtée qui intéresse particulièrement le héros Squall, décide tout d’un coup d’aller affronter seule la terrible sorcière qui terrorise le monde. Sans surprise, elle échoue, se fait hypnotiser puis attaquer par deux monstres, et ne doit la vie qu’à l’intervention du héros en dernière minute…(4) Tout au long du jeu, elle doit être secourue quatre fois en tout.

Même lorsque l’héroïne féminine est présentée comme forte et indépendante, il est convenu qu’elle succombera aux charmes du héros d’ici la fin du jeu. Dans Prince of Persia : Sands of Times, voici ce que pense le Prince de Farah, la vaillante archère qui l’aide dans sa quête : « Je pourrais l’épouser ! Elle est fille de Maharadja après tout ! D’accord, mon père a vaincu le sien, mais…elle est de sang royal ! Ça lui ferait du bien, insolente comme elle est. Au fond, c’est bien qu’une femme ait du caractère : c’est un défi ! C’est décidé : je l’épouse ! Je lui dis dès que je la retrouve ». En raison de quelques péripéties qui empêcheront Farah de se souvenir de lui à la fin du jeu, il ne pourra pas mettre son plan à exécution, mais ne vous en faites pas, il aura tout de même son baiser de récompense…quitte à le voler (6:45):

De toute façon, les deux finissent ensemble dans Prince of Persia : The Two Thrones. Tout va bien, l’honneur est sauf.

Pour des exemples plus classiques, il suffit de se tourner vers Uncharted(5), Heavy Rain, Metal Gear Solid, Far Cry…

Une femme peut même être littéralement offerte au héros en remerciement de ses actions, auquel cas son avis sur la question n’a aucune importance. Ceci est particulièrement courant dans les univers médiévaux, comme ici dans Shadowgate :

Dans le jeu Odin Sphere (2007), le roi Odin souhaite que le chevalier ennemi Oswald, un des personnages principaux, tue un dragon pour lui : après lui avoir promis sans succès un château et une lance magique, il lui propose la main de sa fille Gwendolyn, sur quoi Oswald accepte. Une fois le dragon tué, Odin remercie Oswald en ces termes : « Bien joué. Le château, la lance et la…troisième chose sont à toi. ». Gwendolyn est un personnage principal jouable à la psychologie complexe et une puissante guerrière Valkyrie, toutefois elle ne se rebelle ni contre son père ni contre son nouveau mari (« Je vous appartiens à présent. Si vous m’ordonnez d’attendre, j’obéirai »). Dans la version japonaise du jeu, elle appelle celui-ci « Oswald-sama » (Seigneur Oswald) tandis que lui n’emploie que son simple prénom. Gwendolyn est également convoitée par un autre personnage, le roi Onyx ; lui et Oswald s’affrontent pour sa possession, encore une fois sans que son avis soit le moins du monde pris en compte. Oswald lui assure qu’elle n’est pas un objet et qu’elle reste libre, toutefois il lui déclare : « Il me peine de te garder à mes côtés, connaissant tes sentiments conflictuels…Mais même sachant cela, je ne pu m’empêcher de te convoiter ». Gwendolyn se montre émue lorsqu’elle apprend qu’Oswald a tué un dragon pour la posséder, et commence à développer des sentiments amoureux pour lui qu’elle pense dus à un sortilège lancé par son père pour la forcer à aimer son mari (ce n’est pas le cas). Toutefois, la conviction que son amour est provoqué ne la dérange en rien, et elle se déclare à Oswald en ces termes : « L’amour n’est qu’une illusion de toute façon. Peu m’importe si ces sentiments sont causés par un sort…Je veux rester à vos côtés ». Oswald sait que de sortilège il n’y a point, pourtant il ne la détrompe jamais.

Bref, comment dire…(6)

Mais tous ces exemples ne différent pas vraiment de ce qu’on peut trouver dans d’autres médias. Non, la vraie particularité du jeu vidéo en la matière, c’est son interactivité qui lui permet d’offrir des femmes non plus au personnage principal mais directement au joueur. Un jeu fonctionne en effet sur le principe de récompense : plus le joueur est doué, plus le jeu le gratifie de points, de bonus, de trophées…qui prennent parfois la forme de femmes dénudées.

Le concept est particulièrement développé au Japon où la quasi-totalité des genres dispose d’une variété érotique. Le principe reste généralement le même : vous affrontez des jeunes femmes qui se déshabilleront un peu plus à chaque round que vous gagnez.(7)

Strip-Mahjong…

Strip-Duel magique…

…et Strip-Golf !

Mais l’idée de récompenser le joueur avec des femmes peu vêtues n’est nullement limitée aux jeux érotiques.

Certains commentateurs m’ont trouvé particulièrement sévère avec le personnage de Samus dans l’article précédent : j’espère que ce paragraphe éclairera pourquoi.

On l’a vu, l’héroïne passe la totalité des jeux Metroid en lourde armure de combat ; comment peut-on alors parler d’exploitation sexuelle du personnage ? C’est simple : finissez le jeu assez rapidement et la belle se dénudera pour vous féliciter. A l’époque de sa sortie (1986), le premier Metroid utilisa ce concept pour provoquer la surprise : le joueur doué découvrait ainsi que le guerrier de l’espace qu’il contrôlait tout au long du jeu était en fait une belle rousse en bikini.

Depuis, le sexe de Samus est de notoriété publique mais la série conserve le concept :

Parfois l’effeuillage vous est garanti si vous terminez le jeu, parfois il faut le mériter. Si vous mettez trop longtemps à finir Metroid Fusion, tant pis pour vous :

Il faudra mettre moins de 4h pour entrevoir le visage de l’héroïne :

Et voici ce qui vous attend si vous parvenez à finir l’aventure en moins de 2h :

Notez que le concept de découvrir à quoi ressemble le personnage principal qui nous a accompagné tout au long du jeu est sympathique en soi. Mais encore une fois, cette « humanisation » semble réservée aux personnages féminins (imaginez un Master Chief ou un Isaac qui dévoile plus ou moins de peau selon la vitesse à laquelle on finit Halo/Dead Space…) Et puis, une bimbo en bikini aux longs cheveux impeccables, sous une armure lourde ? Vraiment ?(8)

Bayonetta, dont nous avons aussi parlé dans l’article précédent, utilise un concept similaire : le costume moulant porté par l’héroïne est en fait constitué de ses propres cheveux, qu’elle utilise également pour attaquer. S’ensuit que plus le joueur réussit des attaques puissantes, plus elle se dénude…(9)

On retrouve cette idée « mieux tu joues, moins les filles sont habillées » dans de nombreux jeux qui proposent des costumes comme récompenses. Récupérez suffisamment d’emblèmes dans Resident Evil 5 et vous pourrez relooker Sheva, votre coéquipière policière :

Un autre exemple issu de Shadow Hearts 2 :

De manière générale, plus une « armure » est de haut niveau, moins elle est couvrante pour les personnages féminins.

D’autres jeux vous permettent de collectionner les femmes comme des trophées. The Witcher vous propose un grand nombre de personnages féminins à séduire au cours de vos aventures ; si vous parvenez à les attirer dans votre lit, vous obtiendrez son portrait érotique.(10)

Parfois, le système de jeu peut même vous inciter à jouer aux Casanova en vous accordant des bonus pour vos aventures sexuelles. Ainsi, Alpha Protocol vous récompensera en points d’expériences, ce qui peut vous permettre de gagner des niveaux en couchant. Persona 3 est un exemple beaucoup plus poussé : dans ce jeu de rôle, votre puissance dépend directement de vos relations sociales. Vous y rencontrez une variété de personnages avec qui vous vous liez d’amitié ; au fur et à mesure que vos Liens Sociaux augmentent, les monstres que vous pouvez invoquer au combat deviennent plus forts. Toutefois, tous les liens que vous pouvez lier avec des femmes sont obligatoirement de nature romantique…Vous devez donc manœuvrer pour séduire le plus de femmes possibles à la fois (un mécanisme de jalousie est inclu dans le système de jeu pour vous compliquer la tâche) afin d’obtenir les monstres les plus puissants possibles. Au niveau maximum d’un Lien Social, une relation sexuelle est sous-entendue avec le personnage concerné et vous débloquez un monstre bonus particulièrement intéressant.(11)

Voilà pour un petit tour d’horizon ; vous aurez constaté que le phénomène est massif et touche, une fois de plus, quasi-unilatéralement les femmes…L’industrie s’adresse encore et toujours aux mâles hétéros en priorité, et l’archétype de la femme-récompense reste un moyen simple et sûr de flatter leur égo et leur libido.

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1 Ce n’est pas le sujet de cet article, mais cette représentation médiatique des femmes comme récompenses méritées n’est pas sans poser problème : elle contribue à encourager une attitude masculine que les théories féministes nomment « sexual entitlement », ou « dû sexuel ». Pour résumer, il s’agit du sentiment de frustration développé par un homme qui ne séduit pas les femmes qu’il souhaiterait séduire, malgré son impression de les « mériter » (« Je suis un chouette type, pourquoi ne s’intéressent-elles pas à moi ? »). Cette frustration découle notamment du décalage entre la fiction dont il est abreuvé, où l’attitude et les actions du héros masculin lui assurent de recevoir son dû – la femme de ses rêves – et la réalité, où les femmes sont des êtres humains au libre-arbitre indépendant de tout « mérite ». Le sentiment d’un « dû sexuel » est à l’origine de plusieurs phénomènes : tout d’abord, une tendance pour les hommes à surestimer leur pouvoir de séduction, en convoitant par exemple des femmes beaucoup plus jeunes qu’eux ou en dédaignant systématiquement les « laiderons » pour ne s’intéresser qu’aux canons de beauté, quelle que soit leur propre apparence ; un mythe, « les femmes n’aiment que les connards », qu’on peut résumer par « les femmes couchent avec d’autres hommes mais pas avec moi, qui suis un chouette type » ; un autre mythe que les anglophones nomment la « friendzone » : « elle sait que je la désire et en profite pour m’extorquer des faveurs, mais elle se refuse à moi sous prétexte que je suis un ami », etc. Pour plus de détails, voir ici, ici ou encore ici (en anglais : à ma connaissance le féminisme français ne s’est jamais approprié la question) (^)


2 Si quelqu’un connaît une vidéo sans commentaires lubriques en allemand, qu’il me fasse signe. (^)


3 Et ce n’est pas tout…Dans les jeux suivants, Fox l’exclut de sa bande de mercenaires au prétexte de « la protéger », sur quoi elle rejoint la bande rivale et se met en couple avec un ennemi pour le rendre jaloux… (^)


4 La longue liste des clichés de RPG sur console, #136 : Egalité des sexes, 2ème partie. « Si un personnage féminin, dans un moment de colère ou d’enthousiasme, décide de partir et d’accomplir quelque chose toute seule sans le héros, elle échouera lamentablement et devra encore être sauvée. »(^)


5 Uncharted est un cas intéressant : le héros, Drake, rencontre deux femmes au cours de ses aventures. Avec la première, Elena, il flirte tout au long du premier jeu sans que cela n’aboutisse à rien; avec la seconde, Chloé, il a des relations sexuelles détachées durant le deuxième jeu ; finalement, c’est Elena qu’il épousera…Une dichotomie classique : salope avec qui on couche / femme respectable que l’on épouse. (^)


6 Notez qu’Odin Sphere est par ailleurs un jeu extraordinaire, un de mes préférés pour tout vous dire, aux graphismes sublimes, au gameplay original, jouissif et exigeant, et à l’histoire extrêmement travaillée. Étonnamment, par certains aspects il est très progressiste par rapport à la moyenne des jeux japonais (plus de personnages principaux féminins que masculins, des femmes en position de pouvoir et à la psychologie complexe…), mais cette partie-là du scénario reste pour le moins…dérangeante. (^)


7 Le site Sutorippu est entièrement dédié à ces jeux et en répertorie un très grand nombre. (^)


8 Pour citer un joueur masculin dans cet article (anglais) : « Bien entendu, maintenant que nous avons vu Samus dans sa Zero Suit, combinaison moulante ridicule qui ne laisse rien à l’imagination, il semble que plus personne ne veuille la voir dans autre chose. Une rapide recherche Google vous retournera plus d’images d’elle en Zero Suit que dans son costume traditionnel, et les recherches associées incluront « samus sans vêtements » et « samus sexy ». Maintenant que son sexe est bien connu, Samus n’est plus grand chose d’autre qu’une femme sexy de plus pour faire baver les nerds, et ça me frustre un peu. Bien que j’aime les femmes sexy (et les seins, bien entendu), je crois qu’il y a un vrai problème dans le fait qu’un personnage féminin soit presque toujours transformé en objet sexuel, ce qui se fait généralement au dépend de ses compétences et du personnage original. Tant que son sexe restait ambigu, ce n’était pas un problème ; depuis qu’il est connu, tout a changé. Avant la révélation : « Samus est le/la meilleur(e) chasseur/se de prime, aux nombreux accomplissements ; il/elle est formidable ». Après : « Samus est une femme super sexy aux seins énormes. Il se trouve qu’elle est aussi une formidable chasseuse de…Oh, on s’en fout en fait *bave* » »  (^)


9 Comme Samus, Bayonetta est un personnage qui fait débat : sexiste ou positif ? En effet, la sulfureuse sorcière utilise sa sexualité comme arme pour détruire ses ennemis ; d’objet de désir passif, elle devient sujet actif. C’est une femme puissante, autoritaire et totalement insoumise. Toutefois, elle reste conçue pour le plaisir du joueur masculin, plus particulièrement celui qui nourrit un fantasme de dominatrix : les costumes, les poses, les angles de caméras, tout est prévu pour qu’il puisse se rincer l’œil. Sous couvert de girl power, il s’agit sans doute du personnage le plus ultra-sexualisé de ces dernières années. Et comme à l’accoutumée, son alter-ego masculin Dante de Devil May Cry se bat très bien sans ouvrir les jambes… (^)


10 Pour une liste complète, voir ici. (^)


11 Dans une édition ultérieure du jeu, Persona 3 : Portable, vous pouvez jouer une femme ; pour elle, il devient possible de choisir entre romance et amitié pour chaque Lien Social masculin…Dans les faits, le personnage féminin est donc incité à choisir un seul Lien romantique (pour éviter le mécanisme de jalousie) et à entretenir seulement des amitiés avec les autres hommes, tandis que le personnage masculin reste obligé de devenir un bourreau des coeurs. (^)

Genre et Jeu vidéo (1) : Pour le plaisir des yeux masculins

Cet article a été écrit par Mar_Lard, une hippie orangée mais sympa qui se fait remarquer à Sciences Po en attendant de décrocher son Master en marketing dans l’espoir de travailler dans l’industrie du jeu vidéo. Si vous aussi, vous êtes contre les fringues orange, vous pouvez aller le lui dire sur twitter.

Elle inaugure cette semaine une série d’articles sur le genre et les jeux vidéo.

EDIT DU 21/06/2012 : Il se trouve que The Movie Bob du site The Escapist a réalisé il y a quelque temps une excellente vidéo sur le sujet, résumant en 5 minutes la représentation des femmes dans les jeux vidéo et en quoi elle est problématique. Pour les anglophones, c’est à voir ici.

Quelle qu’en soit la raison, les jeux vidéos semblent avoir plus de difficultés à aborder le genre de manière mature que n’importe quel autre support, à l’exception peut-être des comics. Entre son exploitation intensive et peu subtile de fantasmes masculins, ses difficultés à mettre en scène un personnage féminin avec plus de profondeur que ses implants mammaires et ses représentations gamines de la sexualité, le média paraît empêtré dans une perpétuelle adolescence. Peut-être l’industrie entend-elle ainsi flatter ceux qu’elle imagine constituer son public ?(1)

En attendant que Feminist Frequency ait réalisé une série d’excellentes vidéos sur le sujet, je vous propose d’examiner et d’interroger quelques-unes des représentations du genre les plus répandues dans les jeux vidéos, parfois sexistes, parfois surprenantes, parfois amusantes, toujours instructives. Commençons par la plus évidente, commune à tous les médias visuels dans une certaine mesure mais élevée au rang d’art ici : le personnage féminin destiné à la titillation du joueur masculin.

Les Vieras (Final Fantasy XII) sont une race de lapines sexy.(2) A ma connaissance la seule espèce qui nécessite des talons-aiguilles pour tenir debout.

Naturellement le phénomène ne date pas d’hier; dès que les premières machines furent capables d’afficher deux pixels côte à côte, il y eut des développeurs pour tenter de leur donner des formes féminines. On trouve ainsi des jeux 8-bits sur Atari pour tenter l’érotisme voire la pornographie :

Beat’Em&Eat’em, un jeu pornographique sur Atari.
Pour le sexy, il vous reste la couverture…

Il fallut toutefois attendre l’amélioration des graphismes pour qu’émergent des sex-symbols vidéoludiques accessibles aux non-fétichistes des pixels. Je ne peux évidemment pas écrire cet article sans évoquer celle que vous connaissez tous:

Lara Croft, héroïne du jeu Tomb Raider (1996)

Si elle n’est pas la première(3), elle est certainement la plus connue. La légende veut qu’en modélisant sa poitrine, son créateur Toby Gard ait accidentellement effectué une augmentation de 150 % que le reste de l’équipe aurait décidé de conserver, donnant ainsi naissance aux célèbres polygones. Ce même Toby Gard expliqua ainsi ses raisons pour mettre une bimbo dans le rôle principal d’un jeu d’aventure à la troisième personne: « Si le joueur va regarder un cul pendant des heures et des heures, autant que ce soit un joli cul.»

D’aucuns vont jusqu’à suggérer que ce choix est à l’origine du succès planétaire du jeu, plus que son excellent gameplay ou ses environnements révolutionnaires. De très nombreux jeux à la troisième personne ont suivi son exemple depuis ; vous pouvez en trouver une liste à la page « Third Person Seductress » de TvTropes.

Evidemment, les jeux d’aventure sont loins d’être les seuls à employer cette tactique ; tous les genres vidéoludiques en sont coutumiers à divers degrés, mais les jeux de combat (communément appelés « jeux de baston ») sortent particulièrement du lot. Voici une petite galerie de personnages féminins issus de ce type de jeux :

Sonya Blade, Mortal Kombat

Mai Shiranui, The King of Fighters

Ivy, Soul Calibur

Jaycee, Tekken

Morrigan, Darkstalkers

L’écran de sélection d’un jeu de combat s’apparente beaucoup à un écran de sélection des fétiches, en ce qui concerne les personnages féminins. Observez donc le choix que nous propose la série Street Fighter :

De gauche à droite : Cammy, Chun-Li, Elena et Sakura

Vous préfèrez la militaire aux fesses bien cambrées, la chinoise cuissue, la nubile sauvageonne ou l’écolière genki ? Y’en a pour tous les goûts, mesdames et messieurs !

Les fétiches que les chara-designers n’arrivent pas à caser sur leurs personnages, ils les rattrapent ailleurs : je me souviens avec émotion d’un Soul Calibur où le menu Items était tenu par une jolie magasinière à petites lunettes en costume de maid, personnage soigneusement modélisé mais sans aucune autre utilité que de décorer.

Notez bien que les jeux de baston ne sont pas les seuls à pratiquer ces combos fétichistes ; assez incontestablement, le prix en la matière revient à Bayonetta, du jeu beat-them-all du même nom : sorcière aux jambes interminables et à la souplesse inégalée, elle manie ses deux gros flingues et ses talons-aiguilles-pistolets avant de vous lancer un regard sulfureux à travers ses petites lunettes de secrétaire/maîtresse d’école puis de vous achever façon dominatrix. Oh, et au début du jeu, c’est une nonne. (Je suis sûre que j’en oublie).

Pour en revenir aux jeux de combat, certains vont jusqu’à faire de l’ultrasexualisation des personnages leur principal argument de vente : c’est le cas par exemple de Rumble Roses, qui permet d’opposer des catcheuses peu vêtues dans des arènes boueuses…

…ou de la série Dead or Alive qui comporte des spin-offs où ses plantureuses héroïnes jouent au beach-volley et posent sur la plage.(4)

L’un des grands points forts des Dead or Alive ? L’animation des seins des personnages, qui disposent d’un moteur physique spécialement codé pour un maximum de rebondissements. Et ce ne sont pas les seuls jeux à faire de ce détail un argument marketing, comme le prouve cette incroyable publicité japonaise pour Ninja Gaiden 2 :

Même les jeux vous permettant de customiser votre personnage dans ses moindres détails n’échappent pas à la règle : bon courage pour créer une femme qui n’entre pas dans les canons de beauté traditionnels ou – hérésie – laide. (Pour les hommes par contre vous n’aurez généralement aucun souci, vous aurez même plutôt le problème inverse – mais on en reparlera…) Ainsi, le slider « Corpulence » limitera souvent vos choix à «  athlétique » ou « anorexique »…Dans Mass Effect, un jeu pourtant applaudi pour ses représentations non-sexistes, les cicatrices que vous pouvez donner à votre personnage varient selon son sexe : impossible de créer une femme défigurée, mais vous pouvez vous en donner à coeur joie sur les hommes.

Une même cicatrice sur un personnage féminin et masculin. Dans un cas, une égratignure au menton; dans l’autre un visage entièrement couturé.

Plus fort : Saints Row : The Third vous permet de régler la taille des seins de votre personnage féminin ou la taille du pénis de votre personnage masculin grâce à un slider nommé… « Sex Appeal ». Un raccourci particulièrement révélateur et problématique.

Et c’est sans parler des costumes. Dans l’immense majorité des jeux situés dans un univers fantasy et plus particulièrement dans les MMORPG (jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs), voici comment sont conçues les armures féminines(5) :

La différence est particulièrement frappante lorsque l’on compare une même armure équipée par un homme et une femme(6) :

Armure Élite de Druide dans Guild Wars

Tout récemment encore, le MMORPG Tera s’est exposé aux moqueries de l’Internet pour ses personnages féminins plus habillés sans armure qu’avec :

Ces costumes de bon goût sont généralement mis en valeur par des angles de caméras particulièrement subtils. Voici comment nous est présentée Shadee, une antagoniste dans Prince of Persia II – Warrior Within (c’est littéralement la première chose qu’on voit d’elle) :

En parlant d’armure, je ne peux conclure cet article sans évoquer un personnage incontournable lorsqu’on parle questions de genre dans les jeux vidéos, j’ai nommé Samus Aran (Metroid).

Samus est régulièrement citée comme contre-exemple à la sexualisation des personnages féminins car elle passe la majorité de ses jeux à défourailler de l’alien bien abritée par sa lourde armure – on ne découvrait son sexe qu’à la toute fin du premier Metroid, si on avait été assez rapide.(7)

Alors, aucune sexualisation possible pour un personnage en armure lourde ? Et pourtant…

Depuis qu’il a été révélé que Samus était une femme, les développeurs de Metroid se mettent en quatre pour nous le rappeler. Outre la subtile féminisation de son armure au fil de ses jeux (taille plus fine, poitrine soulignée), il est maintenant possible d’entrevoir le visage de l’héroïne et ce, même si le jeu est à la première personne, grâce au reflet de son viseur :

De manière générale, son viseur semble moins opaque qu’auparavant :

Et, en lieu de son mutisme de la première heure, on peut maintenant entendre l’héroïne crier lorsqu’elle encaisse un coup.

En soi, toutes ces petites attentions sont sympathiques et humanisent le personnage. Sauf qu’un personnage masculin équivalent comme Master Chief de Halo n’y a pas droit. Mais bon, je pinaille, ces détails ne suffisent pas à parler de sexualisation de Samus.

Oups, j’ai oublié de préciser qu’elle ressemble à ça sans son armure :(8)

Qu’un tel personnage en vienne à être utilisé comme contre-exemple à la sexualisation des femmes dans le jeu vidéo en dit long sur le niveau qu’a atteint l’industrie.

Mar_Lard

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1 Dans un prochain article, on examinera le mythe qui veut que les gamers soient en majorité des ados mâles hétéros frustrés. (^)


2 Avant qu’on ne me le fasse remarquer dans les commentaires : oui, officiellement il existe des Vieras mâles. Mais ils ne sont jamais apparus dans aucun Final Fantasy sorti à ce jour. (^)


3 La première serait sans doute Chun-Li de Street Fighter (1987), évoquée plus bas (^)


4 Lesdits spin-offs sont tellement plus connus que la série originale qu’avant d’écrire cet article, je croyais sincèrement que les Dead or Alive était seulement des jeux de beach-volley avec un nom étrange. Au vu de ce que donne une recherche Google Images, je pense mon erreur pardonnable. (^)


5 Dans cette vidéo, les « scientifiques » d’Immersion reconstituent dans la vraie vie un combat entre deux personnages féminins vêtus d’armures de jeux vidéo typiques. Le résultat est sans surprise… (^)


6 En recherchant des illustrations, je suis tombée sur une explication très sérieuse à ce phénomène : « Les armures féminines tendent à être moins couvrantes que les armures masculines. Beaucoup de gens pensent que c’est pour le fanservice, mais il y a de vraies raisons pratiques à cela. Tout d’abord, les femmes étant statistiquement moins fortes que les hommes, elles recourent plus à l’agilité et la ruse qu’à la force en combat : une armure légère est donc plus logique. De plus, un combattant masculin affrontant un personnage féminin à l’armure révélatrice tendra à hésiter et à laisser son regard traîner, conférant ainsi l’avantage. » Oui oui. On peut remercier le wiki World of Warcraft… (^)


7 On reparlera de Samus dans un prochain article, « Les femmes comme récompenses » (^)


8 A titre de comparaison, un artiste a dessiné Master Chief de la même façon. (^)

Dark Shadows: ma sorcière mal-aimée

Cet article a été écrit à quatre mains, vingt doigts et deux cerveaux avec Marion, grande librophile, bédéphile, musicophile et cinéphile devant l’Eternel, qui a la tête plein de belles et étranges images et qui, quand elle se bouge les fesses, en fait des histoires.

Il est illustré par Janine.

Ah, on me signale en régie que je devrais mettre une alerte SPOILERS. Z’êtes prévenu.es, même si sincèrement, ce n’est pas le suspense que fait l’intérêt de ce film.

Dark Shadows, le dernier Tim-Burton-et-Johnny-Depp (-et-Helena-Bonham-Carter) n’est pas un film inoubliable, loin de là. On passe plutôt un bon moment, sans plus, avec l’impression dès les premières secondes que Burton fait du Burton, et Depp, du Depp. Le premier joue d’ailleurs, on le verra, avec (pour ne pas dire « recycle ») plusieurs thèmes caractéristiques de sa filmographie. Nous nous intéresserons plus particulièrement au thème de la sorcière amoureuse, en mettant Dark Shadows en perspective avec d’autres représentations cinématographiques de ce thème et avec des mythes qui fondent l’image de la sorcière. Ceci n’est donc pas une critique exhaustive du film, plutôt un essai d’interprétation.

On peut noter que le thème est abondamment utilisé dans la littérature jeunesse (des exemples , et encore ). Les représentations positives de sorciers et de sorcières qui se multiplient depuis les années 1990, et dont Harry Potter est l’exemple le plus connu, vont de pair avec le thème de la sorcière amoureuse. Qu’on pense par exemple à la série télévisée Charmed (1998-2006), qui met en scène trois soeurs sorcières pratiquant la magie blanche et protégeant l’humanité de toutes sortes de démons, et dont la progression repose uniquement sur les aventures amoureuses des sorcières.

Résumé rapide de Dark Shadows: Barnabas Collins, fils de bourgeois émigrés ayant fait fortune aux Etats-Unis (le début de l’histoire se situe au XVIIIème siècle), fricote avec une servante, Angélique Bouchard (nom français: vous avez deviné, c’est la méchante). Il s’avère que cette servante est une sorcière qui, quand il refuse de lui dire qu’il l’aime et qu’il commence à fricoter avec la pâle et pure (et transparente) Josette (effet comique garanti pour un public francophone), laisse éclater sa haine en tuant ses parents et sa bien-aimée et en le condamnant à une souffrance éternelle, sous la forme d’un vampire. Je vous passe les péripéties, mais il sort de son cercueil dans les années 1970, et on passe aux Visiteurs version vampires et pattes d’eph’. Surprise: Angélique aussi est immortelle, et la jeune Victoria, gouvernante au manoir Collins, a les traits de la défunte Josette… Vous avez suivi ?

Disons d’emblée que si le film ne brille pas par son originalité, c’est parce que Burton joue délibérément avec une quantité assez impressionnante de stéréotypes ; cela fonctionne cependant plutôt pas mal. La dimension auto-parodique est omniprésente et il est assez clair que Burton s’amuse avec les stéréotypes de personnages féminins. Le film compte d’ailleurs plus de femmes que d’hommes, si bien que le héros, Johnny Depp (le vampire Barnabas), est constamment entouré de femmes ; les personnages masculins secondaires sont presque inexistants. Il y a Elizabeth, parente de Barnabas (Michelle Pfeiffer), sa fille Caroline (Chloe Moretz), le Dr Hoffmann (une psy alcoolique jouée par Helena Bonham-Carter, fascinée elle aussi par Barnabas). L’opposition centrale se joue entre Angélique la séductrice (Eva Green, déjà vue en sorcière fatale dans La Boussole d’or), et Josette/Victoria (Bella Heathcote), la jeune fille pure et pas si niaise (si si je vous jure). On retrouve là le schéma typique de l’homme partagé entre deux femmes tel qu’il apparaissait déjà dans un autre film de Burton, Les Noces funèbres, où le héros Victor est promis à une Victoria (encore une, tout aussi douce et pâle) mais se retrouve par erreur marié à la défunte Emily (bien plus haute en couleurs).

Comme dans de nombreux films, la caractérisation des personnages féminins se fait exclusivement en fonction des rapports qu’ils entretiennent avec le personnage principal. Le film Two lovers (réalisé par le talentueux James Gray), qui montre le héros, Leonard, oscillant entre deux femmes jouées par Vinessa Shaw et Gwyneth Paltrow (une brune/une blonde…) n’est qu’un exemple parmi d’autres. Et dans Dark Shadows, les personnages d’Angélique et Victoria, très stéréotypés, n’existent elles aussi que par les relations amoureuses qui les attachent à Barnabas.

Victoria

Angélique

Angélique, la sorcière (notez l’ironie du prénom), est de loin le personnage le plus intéressant du film. Elle pose de vraies questions concernant le statut et la définition même du personnage féminin au cinéma. Dans le schéma évoqué plus haut, où une ou plusieurs femmes gravitent autour d’un héros / personnage principal, la femme se définit par rapport à lui et, surtout, par les sentiments qu’elle éprouve pour lui, voire par ceux qu’il éprouve pour elle. Or le personnage de la sorcière pose problème: située à la marge de l’humanité, voire inhumaine, ses sentiments sont, eux aussi, extraordinaires. C’est, par exemple, la jalousie violente éprouvée par la sorcière belle-mère de Blanche-Neige, ou l’amour-passion d’une Médée , qui la pousse à accomplir des crimes inouïs. Peut-on alors toujours parler d’amour si la sorcière est inhumaine et si cet amour, si tant est qu’il existe, se manifeste presque exclusivement sous une forme « négative » (le plus souvent la jalousie)? Dark Shadows ne cesse de poser cette question, sans jamais la résoudre. Toute l’action est en effet motivée par la vengeance d’Angélique, qu’elle-même justifie par son amour déçu et trahi pour Barnabas. La spirale de cette vengeance est déclenchée par une scène où l’on comprend que tous deux ont une liaison : on y voit Angélique demander à Barnabas de lui dire qu’il l’aime et essuyer à la place une belle veste méprisante (« ce serait mentir », lui dit-il). D’un bout à l’autre du film, elle ne cesse d’affirmer à Barnabas qu’elle l’aime; or après qu’elle l’a transformé en vampire, il la contredit toujours, en arguant qu’elle est incapable d’aimer. Cette affirmation est toujours couplée au rappel de la monstruosité de la sorcière, qui ne saurait donc être véritablement femme.

Une sorcière peut-elle être amoureuse? Barnabas ne cesse d’affirmer que non (alors que lui, comme vampire, a apparemment ce privilège); mais n’est-ce pas une manière de justifier son attitude envers elle et de conforter son statut de victime? Car si l’on reconnaît l’humanité d’Angélique, si on lui reconnaît la capacité d’aimer, alors il faut admettre que c’est elle, la première victime. Il faut aussi admettre que la sorcière n’est pas totalement exclue de l’humanité, qu’elle lui ressemble.

Le personnage de la sorcière incarne, par excellence, une féminité puissante et (donc) inquiétante. Alors que le sorcier n’est pas toujours négatif, la sorcière est, dans la tradition, systématiquement associée à la magie noire; on soupçonnait les sorcières de pratiquer des sabbats pendant lesquels elles dévoraient des petits enfants. Les procès en sorcellerie, pratiqués au Moyen Age et jusqu’au XVIIème siècle en France, concernaient essentiellement des femmes.

La puissance d’Angélique, dans le film de Tim Burton, se manifeste par un déchaînement de violence envers Barnabas et sa famille. Mais la portée de cette violence dépasse celle d’une simple vengeance amoureuse. Elle met en effet toute sa puissance au service de la réparation de ce qu’elle considère comme une inégalité: inégalité amoureuse, d’abord, ou plutôt asymétrie dans les sentiments; mais aussi inégalité sociale, puisqu’après s’être amusé avec la servante, Barnabas se tourne vers la pure et apparemment riche Josette. Sa vengeance prend donc aussi une forme purement matérielle: pendant que Barnabas est enchaîné dans son cercueil, six pieds sous terre, elle occupe le temps en réduisant à néant le monopole commercial de la famille Collins et en établissant son propre empire. Quand Barnabas est libéré, Angélique est donc une femme puissante sur tous les plans.

Son infériorité sociale est d’ailleurs d’emblée relativisée par l’étendue de ses pouvoirs. Ce contraste est suggéré dès le début du film, où l’on voit Angélique enfant fixer Barnabas, enfant lui aussi, et rappelée à l’ordre par une femme voilée lui enjoignant de se rappeler quelle est sa place. Cette phrase, ambiguë, peut aussi bien faire allusion à son statut social qu’à celui de sorcière : si sa condition sociale est inférieure, le fait d’être sorcière la place à part et, peut-être, au-dessus des autres.

Or cette puissance triomphante se manifeste à travers le corps et plus précisément à travers une sexualité vorace et effrénée. L’opposition entre Josette/Victoria et Angélique est en effet aussi une opposition entre amour de l’esprit et amour du corps, qui paraissent irréconciliables, selon une dichotomie traditionnelle qui veut que l’amour charnel soit dévalorisé par rapport à l’amour spirituel. On prête traditionnellement aux sorcières une sexualité débridée, se manifestant lors des sabbats, souvent présentés comme des orgies sexuelles, et on les accusait aussi de rendre les hommes impuissants. Le pouvoir d’Angélique est souvent réduit à sa sexualité, qui apparaît comme sa première arme dans la guerre de désir qu’elle mène contre Barnabas; ses pouvoirs magiques ou de femme influente ne sont utilisés qu’en second recours. A plusieurs reprises, pour marquer son ascendant sur Barnabas, Angélique découvre sa poitrine (que cela est joliment dit) avec un air féroce. Tout le cynisme et l’humour (finalement assez noir) du film apparaissent dans la mise bout à bout d’une scène de sexe entre Barnabas et Angélique, où le désir apparaît dans toute sa violence, et d’un autre scène où le vampire conte chastement fleurette, en gentleman du XVIIIème siècle, à la tendre Victoria.

On retrouve ce lien entre sexualité féminine perçue comme non maîtrisable et sorcellerie dans superbe Kirikou et la sorcière de Michel Ocelot. Le héros, le minuscule Kirikou, défend son village contre la sorcière Karaba, accusée notamment d’avoir mangé presque tous les hommes (hum). Il ne cesse d’interroger les adultes sur la cause de la méchanceté de Karaba. Seul le Sage de la montagne, son grand-père, lui livre la réponse: Karaba souffre en permanence à cause d’une épine empoisonnée que des hommes lui ont planté dans le dos (re-hum). Le récit de cette scène est accompagné d’un flash-back cauchemardesque où l’on voit des mains levées et des visages d’hommes grimaçants et où l’on devine la violence faite à Karaba. Kirikou, qui ne cesse de poser des questions, n’en pose cependant pas une, la plus importante peut-être: pourquoi Karaba a-t-elle subi ce sort terrible, qui apparaît comme une punition? La réponse est seulement suggérée: la belle Karaba affirme, une fois la douleur, ses pouvoirs et la méchanceté évanouis, qu’elle ne se mariera jamais, car elle ne veut pas devenir inférieure à un homme. On devine alors que c’est cette indépendance et son refus de se plier au désir des hommes qui lui ont valu d’être transformée en sorcière.

Derrière cette figure de la sorcière tentatrice, à la sexualité inquiétante, on retrouve la figure de Lilith qui serait, selon la Kabbale juive, la première femme en Eden, avant Eve. Le mythe de Lilith est complexe, en raison de ses multiples variations et interprétations; toutes, cependant, ont un point commun: Lilith est forte, elle se considère comme l’égale d’Adam et refuse de lui être soumise sexuellement. On la relie aux démons, à Satan, à la magie noire; elle est à la fois femme fatale, démon sexuel et stérile, l’antithèse d’Eve. Pour Vanessa Rousseau, philosophe et historienne, Lilith, au carrefour de plusieurs religions, demeure « la figure féminine qui témoigne le plus universellement des craintes, préjugés et désirs portés sur la Femme et ses mystères supposés ». Elle est en outre représentée comme une créature androgyne, ce qui la placerait « au centre de tous les mythes qui traitent de la sexualité, de l’amour, de la distinction des sexes, de la question des origines, du pouvoir et de la force la plus obscure de l’humain : son animalité » (« Lilith: une androgynie oubliée », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 123, juillet – septembre 2003).

Si l’Angélique de Dark Shadows convoque cet imaginaire très ancien, elle est néanmoins porteuse, comme on l’a dit, d’une ambiguïté plus profonde qui trouve son apogée dans un ultime duel à mort avec Barnabas. Blessée, elle apparaît peu à peu sous sa forme réelle : non pas une femme faite de chair et de sang, mais une enveloppe vide et froide, semblable à celle d’une poupée en porcelaine. Pendant toute la scène, elle se désarticule et s’ébrèche, une image déjà vue dans le cinéma de Burton et qui concernait déjà un personnage féminin (souvenez-vous de Sally, la « Frankenstein girl » qui se découd dans L’Etrange Noël de M. Jack).

Juste avant qu’elle ne meure (oui, bon, vous aviez déjà deviné, non?) Barnabas lui dénie à nouveau la capacité d’aimer, avançant cette fois qu’il s’agit d’une malédiction qui la concerne particulièrement. Alors qu’il est voué à souffrir par amour pour l’éternité, elle aurait été condamnée (par qui? pourquoi?) à ne pas pouvoir aimer, pour l’éternité là aussi. La réponse d’Angélique constitue peut-être la plus belle scène du film: elle brise doucement sa poitrine de porcelaine pour y prendre son coeur, qu’elle tend, palpitant, à Barnabas, en lui demandant de le prendre. Ce don ultime et pathétique contraste, en apparence du moins, avec les nombreuses scènes où elle offre son corps au vampire. Ce geste, qui suspend quelques instants sa mort, est une manière de prouver ce qu’elle affirme depuis le début et de donner tort à Barnabas, cela sous forme de pure offrande; le moment où son corps, une enveloppe dure et vide, apparaît le moins humain, où il disparaît totalement, est aussi le moment où elle apparaît seulement comme une femme amoureuse. Mais à l’inverse de la corpse bride Emily, qui, dans la scène finale des Noces funèbres, se métamorphosait en une multitude de papillons, signes de sa grâce, Angélique meurt. Seule reste l’image de la sorcière inhumaine et vaincue, son cœur dans la main.

Cette scène serait-elle donc une ultime façon de discréditer le corps chez un Burton épris de pureté ? Avec lui, on ne réconcilie jamais le charnel et le spirituel (on ne verra jamais Barnabas et Josette/Victoria au lit). Tuer le corps d’Angélique revient-il à laisser s’exprimer le spirituel en elle ? Cette scène est donc emblématique d’un discours au fond très inquiétant sur l’érotisme et sur la sexualité. La mort d’Angélique jette un voile ambigu sur le reste du film: tant qu’elle n’était pas humaine, cet égoïste de Barnabas restait plutôt sympathique aux yeux des spectateurs, ce qui permettait en outre de préserver le comique du film; avec une Angélique souffrante, le film n’aurait certainement pas pu être drôle.

Marion & AC Husson

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Dessins animés: où sont les feeeeeeeemmes?

L’article de cette semaine a été écrit par une poule qui, en plus de pondre (des bébés), parle, pense et le fait bien. Vous pouvez visiter son site et lui jeter des graines sur twitter.

Être mère, ce n’est pas facile tous les jours. Si en plus on a des idées féministes, ça n’arrange rien. Comment protéger nos enfants des stéréotypes sexistes omniprésents ? Et comment les aider à s’intégrer à une société qui continue à les valoriser, que ce soit par les jouets, les habits, les livres, les films et j’en passe ? Dans ce billet c’est aux films d’animation et dessins animés que je vais m’intéresser, en particulier ceux qui utilisent des animaux comme héros. En effet, pas besoin d’être Simone de Beauvoir pour réaliser que les bons vieux Disney de notre enfance ne respirent pas vraiment l’antisexisme. Les filles sont des princesses, des fées ou des sorcières (quand il y en a, voir par exemple Merlin l’enchanteur ou Le livre de la jungle), les garçons des héros ou des méchants. Vous me direz que ces films ne font après tout que reprendre des histoires d’antan : en particulier les contes de Perrault, de Grimm ou d’Andersen, dont la lecture dans le texte vous informera rapidement que leurs auteurs n’étaient pas franchement des précurseurs inspirés de Betty Friedan. Heureusement, maintenant que nous sommes sortis de l’époque Mad men et sensibilisés à ces problématiques, les studios d’animation, toujours à l’avant-garde et plein de scénarios originaux et novateurs, peuvent proposer des oeuvres plus équilibrées à nos enfants, non ? Non ?

Examinons la filmographie des deux grands studios d’animation, Pixar (racheté par Disney) et Dreamworks. Je ne vais pas vous les détailler (suffit de cliquer), mais sur la quarantaine de films produits à eux deux il me semble (je ne les ai pas tous vus…) que seul Chicken run a un personnage principal féminin. Par personnage principal, je veux dire celui dont les problématiques et aventures vont entraîner l’action principale et ses rebondissements, pas juste l’objet du désir du héros. Pour une analyse plus détaillée film par film (Pixar seulement), je vous invite à lire ce billet (en anglais) de Peggy Orenstein. Mais comme le pointe cette dernière, cette incapacité de construire un film autour d’un personnage féminin semble tellement ancrée que même lorsqu’on met en scène des animaux ils doivent forcément être mâles. Y compris quand ces animaux sont quasiment tous femelles, comme les insectes sociaux que sont les fourmis et les abeilles (et pour info, les bourdons que vous voyez butiner ne sont pas des abeilles mâles, ce sont des femelles d’une autre espèce et elles peuvent piquer si vous les cherchez). Ainsi, que ce soit dans les années 90 avec les concurrents Fourmiz qui suit les péripéties de Z (fourmi ouvrière mâle),  et 1001 pattes, dont le héros est Tilt (fourmi mâle), ou plus récemment avec Bee movie qui raconte les aventures de Barry (abeille mâle), on n’imagine pas s’intéresser aux pérégrinations d’UNE fourmi ou d’UNE abeille. Ces distorsions profondes de la réalité biologique ne sont pas nouvelles : ainsi les éléphants du Livre de la jungle sont menés par le Colonel Hathi alors que ce sont des animaux matriarcaux (les mâles vivent en solitaire).

Vous allez me dire que c’est la faute à Hollywood et qu’en parfaite bobo parisienne je n’ai qu’à privilégier des films alternatifs pour qu’on s’intéresse à des filles qui ne sont pas des princesses. Par exemple, Kirikou ? Damned, raté. Azur et Asmar ? Encore raté. C’est vrai, il y a Miyazaki, même si n’ayant personnellement pas trop aimé Princesse Mononokéje n’ai pas cherché plus loin. Enfin je dois dire que malgré mon irritation face à cette omniprésence du mâle j’apprécie un certain nombre des films de Pixar et Dreamworks que nous avons plaisir à regarder en famille, ce qui ne m’empêche pas d’être convaincue par les arguments de l’article Sexisme dans la littérature enfantine : quels effets pour le développement des enfants ? par Anne Dafflon Novelle.

En attendant que mes studios favoris ne s’intéressent au test de Bechdel, je ne peux que vous inviter à regarder, si vous parlez l’anglais, ces merveilleuses vidéos sur ce que les princesses Disney apprennent à nos filles (enfin le « nos » est rhétorique puisque je suis l’heureuse mère de deux garçons).

Poule Pondeuse

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Christine and the Queens: une pop Queer

L’article de cette semaine est écrit par Cyril Barde, élève à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, qui travaille sur les masculinités dans la littérature française du tournant du XIXème siècle. Vous pouvez lire une de ses contributions à propos du genre sur Rue89 (Au secours! Le Figaro Mag veut sauver les garçons); il a également été interviewé sur Rue69 (L’homme est-il l’avenir du féminisme?). Il écrit par ailleurs à propos de la politique (Le Bling-Bling ou les bijoux indiscrets de la Sarkozie, sur Le Post; La voix de Mélenchon, sur Agora Vox). Il nous parle cette semaine du projet musical Christine and the Queens.

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Christine and the Queens, dont le deuxième EP (Mac Abbey, en écoute sur Deezer) est sorti au début de l’année, était à l’affiche du festival Les Femmes s’en Mêlent qui vient de s’achever. Qu’on se le dise, on n’a pas fini d’entendre parler de Christine, de ses Queens et de son style pop-électro au charme entêtant. Ce qui nous intéresse plus spécifiquement dans cet article, c’est de cerner le jeu délicieusement trouble de Christine, la plus « freaky » (Be Freaky) des jeunes comètes de la scène française.

La performance jusqu’au vertige
L’histoire de Christine plonge ses racines dans la vie nocturne underground londonienne. C’est dans les clubs de transgenres de la capitale britannique que Christine fait la rencontre décisive des Queens. Elles lui donneront l’impulsion d’écrire, de composer, de chanter, et de surprendre son public dans de véritables performances où Christine, seule sur scène, enchaîne les morceaux avec une espièglerie mélancolique et une gracieuse ironie. Si les Queens n’accompagnent jamais Christine, elles sont les cinq Muses d’un Parnasse déjanté qui inspire les titres des 5 EP (mini-albums) prévus : Miséricorde, Mac Abbey, Mouise, Motus, Mathusalem.

L’univers de Christine and the Queens est bien celui du trouble dans le genre, univers résolument théâtral où s’exhibe la parodie du travestissement, du masculin et du féminin arrachés à la naturalisation. Judith Butler a écrit dans Gender Trouble (un des socles de la pensés Queer ) d’éclairantes pages sur le dispositif du transgenre, dont la performance met au jour l’inévitable parodie qu’est toute identité de genre, jusqu’à saper les fondements de l’identité elle-même, toujours inassignable, indécidable. Christine, au smoking toujours impeccable, nous porte au comble de cet ébranlement du genre et de l’identité, puisqu’elle se revendique comme Faux Queen : femme déguisée en transgenre (c’est-à-dire en homme déguisé en femme), elle expose la feinte au carré, redouble l’imposture, la met en abyme, fait tourner les têtes et les masques.

Les jeux Queer de Christine n’en finissent pas de multiplier les créatures hybrides, et les corps en sortent rarement indemnes (Cripple, ici en représentation à Taratata). Points de suture, chimères en tous genres, visages fardés et hiératiques, exploration du microcosme grouillant des insectes et des bactéries, Christine, munie de sa paire de ciseaux fétiche (It), flirte avec les frontières de l’abject (Kiss my crass), les mondes de l’entre-deux et les interstices incertains. Le corps de Christine danse, danse encore : gestes, déhanchements, saccades ne cessent de brouiller subtilement les codes de genre, la signification sociale d’un corps illisible qui se dérobe à toute assignation, et inlassablement déroute qui espère le trouver là où il l’attend.

Narcissus is back
Narcissus is back est le premier titre de Mac Abbey. Christine nous en offre le clip soigné et raffiné. Tout y est théâtre, jeux de miroirs dupliqués à l’infini. La première phrase chuchotée par la voix off (« One eye, one truth », « Chaque œil a sa propre vérité ») inaugure ce triangle (amoureux ?) des regards introuvables. Qui regarde qui ? Qui est le reflet, qui l’image, qui Narcisse? Qui est spectateur, acteur ? Narcisse est certes de retour, mais dans un monde où le miroir brisé du sujet ne lui permet plus que de contempler des éclats, des bribes, des diffractions. Si Christine, qui prend un malin plaisir à se disséquer dans Kiss my crass, est foncièrement narcissique, c’est un narcissisme éclaté entre les innombrables instances qu’elle incarne successivement et parfois de manière concomitante, à commencer par les Queens. Le narcissisme de Christine and the Queens n’est pas celui qui se prend à son propre piège, qui se fige dans l’eau morte et flatteuse, mais un narcissisme jubilatoire de l’anamorphose, de la distorsion, de la parodie élégante et de l’art du décalage. On verrait presque là – comble du trouble pour cette éthique orgueilleusement masculine – un peu de dandysme revu et corrigé par l’humour et la finesse de Christine.

L’exhibition parodique, la circulation constante des identités, le dédoublement et la démultiplication du kaléidoscope Christine et de son Narcisse postmoderne, sans avoir l’air d’y toucher vraiment, nous entraînent dans un univers musical dense et élégant où l’image, la musique et le texte dessinent les contours instables d’une musique « freaky », autre nom de cette « Pop Queer », forcément « Pop Queen ».

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Si vous avez un article à proposer pour ce blog, n’hésitez pas, je cherche des contributeurs/trices! 🙂