Masculinité hégémonique

Quand on parle du genre, au singulier, on l’envisage à la fois comme une construction sociale, comme un processus relationnel et comme un rapport de pouvoir imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir. Pour comprendre ce qui suit, il faut notamment bien comprendre cette idée de processus relationnel. Le genre crée de la division et de la binarité : il produit deux groupes, sur le mode de l’opposition, le groupe des « hommes » et celui des « femmes ». La « différence des sexes » est donc toujours aussi une opposition : on apprend les caractéristiques de son genre par opposition à celles de l’autre genre. Mais les recherches sur les masculinités montrent que cette opposition entre « le masculin » et « le féminin » n’est pas qu’une opposition entre hommes et femmes: elle fonctionne aussi au sein de ces deux groupes.

Il faut également garder à l’esprit que le genre est conçu comme un rapport de pouvoir. Cela signifie non seulement qu’on ne peut pas comprendre le genre sans comprendre ce mode de relation / opposition entre « masculin » et « féminin », mais aussi qu’on ne peut pas comprendre comment est produite la subordination des femmes sans comprendre les mécanismes de domination qui profitent aux hommes. Et comme ce rapport de pouvoir qu’est le genre est toujours imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir, il faut prendre en compte d’autres dominations, liées à la classe, à la sexualité, à la « race », à l’âge…

Vous l’aurez compris, ceci est un billet théorique. La question des masculinités (le pluriel est important) est une question complexe, mais je pense qu’il est essentiel, parfois, de se donner le temps de la complexité et de la nuance. On verra donc notamment que « masculinité » se distingue de « virilité»; que parler des masculinités permet d’envisager des rapports de pouvoir et de subordination au sein du groupe « hommes »; que l’hégémonie est une autre manière, plus complexe, plus riche, d’envisager la domination. Je m’appuie essentiellement sur les travaux de Raewyn Connell, travaux majeurs dans le champ des masculinity studies. J’essaie aussi de montrer en quoi, loin de l’idéologie masculiniste, ces travaux permettent de penser une action politique féministe et intersectionnelle. Je reviendrai sans doute sur cette question dans un prochain billet.

Masculinité ou virilité?

Pour pouvoir comprendre le concept de masculinité hégémonique, il faut d’abord comprendre ce que signifie « masculinité » dans ce contexte, et comment celle-ci est distinguée de la virilité. Il a été maintes fois souligné qu’une telle distinction n’existe pas en ce qui concerne la féminité. Le Trésor de la Langue Française définit la virilité comme l’« ensemble des qualités (fermeté, courage, force, vigueur, etc.) culturellement attribuées à l’homme adulte »; le mot a également le sens de « ensemble des attributs, des caractères physiques de l’homme adulte », et se rapporte, en particulier, à la « vigueur sexuelle », au « comportement sexuel » de l’homme. On peut noter au passage l’impact des représentations culturelles dans cette définition, en particulier dans l’emploi du mot « vigueur ». On peut aussi remarquer que le terme est rarement employé de manière négative, souvent en lien avec le sexe, et enfin que la virilité est généralement conçue comme quelque chose que l’on possède en plus ou moins grande quantité: on est plus ou moins viril, on « en a » plus ou moins.

La masculinité, elle, est définie comme le « caractère masculin », l’« ensemble des caractères spécifiques ou considérés comme tels de l’homme » (bizarrement, ce dictionnaire n’a pas d’entrée propre pour ce terme). « Virilité » et « masculinité » sont généralement présentés comme synonymes; pourtant, tout ce qui est masculin (identifié comme masculin) n’est pas forcément viril. Comme je le disais plus haut, un homme peut être plus ou moins viril; s’il l’est peu, il est considéré comme « efféminé ». (Une femme peu féminine, elle, est considérée comme « masculine », et non comme « virile ».)

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Trigger warnings

**Trigger warning**: je parle notamment de viol et de violences au sein du couple; je fais simplement mention d’autres formes de violences.

Je range ce billet dans la catégorie « concepts féministes » même s’il ne s’agit pas vraiment d’un concept; on peut cependant rapprocher ce terme d’autres termes dans cette catégorie, eux aussi empruntés à l’anglais, comme slutshaming, mansplaining ou male gaze. Pourquoi empruntés à l’anglais? Parce que les féministes anglophones, nord-américaines en particulier, sont très actives sur internet, très créatives aussi, et qu’elles ne cessent d’augmenter le stock de mots disponibles pour rendre compte d’expériences d’oppression et/ou de discrimination.

« Trigger warning » est donc, je le disais, un peu différent. Il s’agit d’une pratique inventée en ligne (mais qui ne s’y limite pas forcément), dans les années 90 – début des années 2000, sur des forums et des blogs féministes. Depuis, la pratique s’est répandue au-delà de la blogosphère féministe; on trouve par exemple la formule « trigger warning » employée en tête d’articles sur des sites d’information en anglais.

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Le genre est une construction sociale: qu’est-ce que cela veut dire?

« Le genre est une construction sociale »: c’est là un élément de base de la définition du genre, sans lequel on ne peut comprendre le concept. Je l’ai mentionné plusieurs fois, et expliqué, sans y consacrer de billet entier; l’idée de ce billet m’est venue suite à un commentaire lu sur la page Facebook de ce blog. Je me suis rendu compte que la notion de construction sociale était loin d’être comprise par tout le monde – et pour cause: ce n’est pas une notion évidente, surtout quand on l’applique à des sujets aussi sensibles que la différence des sexes et les rapports entre les sexes. Je vais donc évoquer quelques-unes des erreurs commises au sujet de cette notion de construction sociale, avant de revenir sur sa définition.

Pour le contexte, d’abord, je reviens sur le commentaire outré reçu sur Facebook. Il s’agit de quelqu’un qui ne connaît pas mon blog et est tombé sur ma page via un partage. Il critique ce post, où je parle de l’injonction à avoir des enfants comme norme sociale, que je compare dans ce sens au genre: « L’obligation à la parentalité, à la maternité en particulier, est une norme sociale, c’est-à-dire une construction – comme le genre… ». Le commentaire (en plusieurs parties) souligne:
– « LA MATERNITE N’EST PAS UNE NORME SOCIAL MAIS UNE NORME BIOLOGIQUE ! le feu brule, l’eau mouille, la terre est ronde … »
– « en fait c’est pas le passage sur la maternité le plus choquant c’est ; « UNE CONSTRUCTION COMME LE GENRE » le genre une construction ??!! vous etes ce que vous etes c’est la nature, mais on dirait ici que tout le monde en veut beaucoup à l’ordre naturelle des choses… »

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Une question de point de vue

Je voudrais aborder ici la notion de point de vue dans les théories féministes, ou standpoint theory. J’ai déjà présenté sur ce blog plusieurs notions à la frontière entre féminisme militant et « universitaire », comme le male gaze, l’intersectionnalité ou le mansplaining. La question du point de vue permet, elle aussi, de faire le lien entre un corpus théorique féministe très fourni et complexe et des pratiques et débats militants au quotidien.

La notion de point de vue dans les théories et les pratiques féministes suscite de nombreux débats et recouvre divers enjeux, qui peuvent vous paraître plus ou moins évidents mais, croyez-moi, ne le sont pas pour beaucoup de monde: l’idée de privilégier le point de vue des personnes qui sont les premières concernées par une situation d’oppression; la dénonciation de l’idée selon laquelle, par exemple, le point de vue d’un homme sur le sexisme serait strictement équivalent à celui d’une femme; ou encore, le lien entre point de vue et empowerment, c’est-à-dire le fait de conférer du pouvoir à quelqu’un. C’est aussi une notion qui permet d’en comprendre beaucoup d’autres, par exemple celle de « privilège ».

Je vais d’abord expliquer les fondements théoriques de la notion de point de vue telle qu’elle est abordée par les féministes, pour aborder ensuite les enjeux militants qu’elle recouvre.

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Le « male gaze » (regard masculin)

Après l’article de Thomas la semaine dernière sur le « slut-shaming », on continue avec les concepts féministes difficilement traduisibles. To gaze signifie en effet « regarder fixement », « contempler »; on peut le traduire par « regard masculin », que j’emploierai alternativement avec l’expression anglaise.

Issu de la critique cinématographique, ce concept est devenu central dans le vocabulaire du féminisme anglophone. Le « male gaze » peut en effet être étudié au cinéma, mais aussi dans d’autres domaines de la culture visuelle (BD, publicité, jeux vidéo…). Selon moi, on peut aussi l’étendre à l’expérience quotidienne, celle d’un regard omniprésent, un regard qui est aussi jugement et auquel on ne peut pas échapper.

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Le « Slut Shaming »

Cet article est une contribution de Thomas, merci à lui. Pour contribuer à ce blog, vous pouvez envoyer une proposition d’article à l’adresse cafaitgenre[at]gmail.com.

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[Les réactions violentes subies par une amie proche qui aurait eu une attitude « malsaine » et « dévergondée » à l’égard des hommes (c’est-à-dire une attitude séductrice et entreprenante tout à fait banale pour un homme, mais qui ne peut être que « malsaine » et « dévergondée » pour une femme…) m’ont inspiré cet article sur la question du « slut shaming ». Cet article ne prétend ni à l’exhaustivité ni à l’objectivité : j’ai simplement essayé de faire un compte-rendu critique de quelque chose que je ne vis pas, mais qui m’a beaucoup énervé de l’extérieur.]

« Slut shaming » est une expression anglaise, formée à partir de « slut » (« salope ») et « shame » (« honte »). Une traduction approximative pourrait être « stigmatisation des salopes ». Elle désigne le fait de critiquer et de déconsidérer une femme en lui reprochant d‘être une « salope », à cause de son comportement sexuel.

Un certain nombre de faits sont convoqués de façon récurrente : la multitude des partenaires amoureux et/ou sexuel-le-s pour une femme (dans un très court laps de temps ou pire, simultanément), une manière jugée peu discrète de parler de sa vie intime, de ses désirs et de ses fantasmes, des vêtements perçus comme « provocants », un maquillage jugé « excessif », une trop grande attention portée à la séduction etc.

Le terme de « salope » peut n’être pas employé de façon aussi directe. D’autres qualificatifs peuvent servir à proférer les mêmes accusations que celles contenues dans le mot « salope », d’une façon en apparence plus édulcorée : « provocante », « allumeuse », « prostituée / pute », « dévergondée », « fille facile » etc.

L’on voit donc que le « comportement sexuel » qui vaut à une femme l’accusation plus ou moins implicite de « salope » est à entendre en un sens très large : une personne peut être critiquée comme étant une « salope » non seulement à cause de ses pratiques sexuelles, mais aussi à cause d’une multitude de signes dans son comportement quotidien qui ne relèvent pas directement de ce qu’elle fait dans son lit, mais témoigneraient d’une attitude générale, qu’il faudrait lui reprocher.

Une courte vidéo de Sarah Sloan McLeod intitulée « Slut shaming and why it’ wrong » résume de façon claire ce qu’il importe de penser de ce type de reproches particulièrement répandus, et ce qu’elle illustre en termes d’oppression des femmes dans notre société. La vidéo étant en anglais, voici la retranscription intégrale en français, ci-dessous [cette retranscription est globalement fidèle, exception faite de quelques petits arrangements sur deux ou trois tournures de phrase] :

« Salut !
(…)
Le sujet d’aujourd’hui est : « Le Slut shaming : pourquoi c’est mauvais ».

Alors, tout d’abord, qu’est-ce que c’est que ce truc, le « slut shaming » ?

Le « slut shaming » est le phénomène malheureux qui consiste dans le fait que les gens déconsidèrent ou mettent à l’index une femme parce qu’elle porte des jupes moulantes ou des vêtements qui laissent entrevoir son corps, parce qu’elle aime le sexe, a beaucoup de rapports sexuels, ou même seulement parce qu’il court des rumeurs sur ses pratiques et son activité sexuelle.
Le message que le « slut shaming » envoie aux femmes est le suivant : le sexe, c’est mauvais, avoir des rapports sexuels avec plus d’une personne est horrible, et tout le monde te haïra parce que tu auras eu des relations sexuelles tout court.
Ce message est une connerie pure. (Oui, j’ai 13 ans et je dis le mot « conneries », oui j’ai 13 ans et je parle de « slut shaming »… Faites avec !)
Quoiqu’il en soit, si vous donnez votre consentement, si vous êtes émotionnellement et physiquement prête pour ça, si vous utilisez les moyens appropriés pour vous protéger, et si vous êtes en sécurité et relax avec votre partenaire… eh ben, le sexe, c’est bien ! Ce n’est le boulot de personne de contrôler le nombre de personnes tu as des relations sexuelles, ou la quantité de sexe tu as dans ta vie. Et tu ne mérites pas d’être déconsidérée parce que tu es sexuellement active avec plus d’une seule personne !
Le « Slut shaming » contribue aussi à la « culture du viol » ou à la « culture de soutien et d’encouragement du viol ». La « culture du viol » [dans laquelle nous vivons] est une culture dans laquelle la violence sexuelle à l’égard des femmes est monnaie courante et dans laquelle prévalent les attitudes qui tolèrent largement cette violence sexuelle. Le « slut-shaming » contribue à cela en répandant le message suivant : il n’y a pas de problème à violer des « salopes » parce qu’elles ont beaucoup trop de relations sexuelles ou qu’elles portent des vêtements moulants ou des vêtements qui laissent voir des choses, car d’une manière ou d’une autre, « elles l’ont bien cherché ».
Les viols sont causés par les violeurs, par la misogynie, par la violence structurelle de notre société à tous les niveaux, et par la tolérance des institutions vis-à-vis de ce phénomène. Pas par les vêtements ou le maquillage des femmes. Pas par la manière dont elles parlent ou elles marchent. Pas parce qu’elles boivent. Pas parce qu’elles « ne font pas assez attention ». Et sûrement pas parce qu’elles sont des « salopes ».
Sonya Barnett et Heather Jarvis [militantes féministes, co-fondatrices de la 1ère « Marche des salopes » ou « Slut Walks » en 2011 à Toronto] disaient : « Être responsables de notre vie sexuelle ne signifie pas qu’il soit normal pour nous de nous attendre à des attaques violentes, quand bien même nous aurions des pratiques sexuelles pour le travail ou pour le plaisir. » Le « slut-shaming » foule aux pieds les droits des femmes de s’exprimer sexuellement elles-mêmes sans peur d’être examinées sous toutes les coutures par les hommes et d’autres femmes, et il réduit aussi le corps des femmes à des objets.
Ce à quoi je veux arriver ici, c’est que le « slut-shaming » est mauvais à tout âge. Je connais beaucoup d’autres filles de mon âge qui commencent à traiter les autres filles de « salopes » à cause de ce qu’elles disent ou font, et cela me choque juste tout le temps ! Comment peuvent-elles utiliser un langage si agressif d’une manière si banale? C’est comme si elles ne savaient pas la signification des mots qu’elles emploient –et c’est bien ça, en fait : elles n’en savent rien. »

La démonstration de Sarah Sloan McLeod est suffisamment transparente pour qu’il soit inutile d’insister outre mesure sur ses arguments.

L’on peut simplement préciser deux ou trois petites choses.

Ce phénomène de « slut shaming » est particulièrement généralisé dans notre société, et le fait que le mot « salope » ne soit pas prononcé tel quel n’enlève rien à la violence qui s’exerce à l’égard des femmes, jeunes ou moins jeunes.

Un exemple particulièrement répandu et toléré de « slut shaming » en France est l’attitude consistant à considérer que l’habillement des jeunes filles encourage (et serait même en grande partie responsable) des viols perpétrés à leur égard.

L’on peut citer, parmi de nombreux autres exemples, Xavier Darcos, le ministre des écoles lors du mandat de Nicolas Sarkozy, répondant le 12 octobre 2003 à une question sur le port du string à l’école qu’il est « normal que l’on demande aux jeunes filles, lorsqu’elles commencent à être désirables, de faire en sorte qu’elles ne provoquent personne ». Ou encore l’exemple du député UMP Eric Raoult, affirmant ceci le 15 juin 2006 : « Les viols et les tournantes ne se passent pas par moins 30° mais surtout quand il fait chaud et quand un certain nombre de petites jeunes filles ont pu laisser croire des choses ». Un des exemples les plus clairs est aussi celui de la baronne Nadine de Rotschild, affirmant en mai 2009 dans l’émission « On n’est pas couché » de Laurent Ruquier que « quand on voit aux sorties d’école les jupes portées par les filles, après on s’étonne de voir des viols… Mais c’est la vérité ! Lorsqu’on vous voit aujourd’hui, on n’a qu’une envie c’est de mettre la main aux fesses », approuvé comme il se doit par le merveilleux Eric Zemmour.

Une telle attitude est bien entendu abjecte. En effet, elle considère comme évidente et naturelle la violence physique des hommes envers les femmes et plutôt que d’essayer de la combattre, fait des victimes de cette violence généralisée dans notre société les vraies coupables. C’est bien ce que montre le propos d’Eric Raoult : il y a des personnes qui agressent sexuellement des jeunes filles (mais ça c’est normal, et puis c’est aussi de la faute de la température…) et ce sont les « salopes » de jeunes filles qui sont coupables de se faire agresser parce qu’elles n’ont pas fait attention. C’est une inversion complète : les victimes de violences deviennent coupables de ne pas avoir fait assez attention à provoquer les hommes qui, naturellement, sont dans leur bon droit s’ils ont eu envie de commettre des viols (après tout c’est dans leur nature, tout homme qui voit un morceau de chair a envie de la pénétrer et de traiter de « salopes » celles qui s’y refusent).

Un tel raisonnement est utilisé par certains pédophiles ou par des personnes qui veulent banaliser des actes pédophiles, celles-ci affirmant que les enfants « font croire des choses ». En ce qui concerne la pédophilie, personne n’accepte un tel argument car tout le monde sait bien qu’une agression sexuelle envers un mineur n’est autorisée par rien et que lui arracher des relations sexuelles est condamnable quelles que soient les circonstances. Mais en ce qui concerne les femmes, il n’est visiblement pas gênant d’utiliser ce type d’arguments consistant à accuser les victimes d’agressions sexuelles de s’être comportées comme çi ou comme ça, et à pardonner les coupables d’avoir exercé leur violence à l’égard de personnes qui n’avaient rien demandé, quelle que soit leur attitude, leurs vêtements ou leur façon de parler.

Il faut aussi remarquer sur ce point qu’une telle attitude empêche de combattre le sexisme réel et général dans notre société. En effet, en se focalisant sur les jeunes victimes qui seraient coupables des violences qu’elles subissent parce qu’elles ont le tort de croire qu’elles peuvent se balader à tout endroit et à toute heure habillée de la façon qu’elles souhaitent, l’on considère de ce fait comme normal que les hommes, eux, puissent réellement se déplacer sans crainte, à toute heure, et avec les habits qu’ils souhaitent porter, ce qui contribue évidemment à la perpétuation de la domination masculine générale dans notre société. En somme, il y a des libertés qui sont perçues dans notre société comme normales ou tolérables lorsqu’il s’agit des hommes, et provocatrices voire obscènes lorsqu’il s’agit des femmes (Exemples : le fait de boire beaucoup lors d’une soirée, le fait d’avoir plusieurs partenaires dans un laps de temps court ou simultanément, le fait de se mettre torse nu…).

Pourtant, le « slut shaming » peut quelquefois prendre le masque étonnant de la dénonciation anti-sexiste. En gros, le propos est le suivant : la mode, la télé-réalité, les médias en général inciteraient les femmes à penser qu’elles doivent être habillées de façon sexy, et être toujours sensuelles et séductrices jusque dans le moindre de leur geste. Du coup, traiter certaines femmes de « salope » serait quasiment un acte de bravoure féministe, dans la mesure où l’on mettrait ces femmes aliénées en face de leur connerie, elles qui sont incapables de se forger une identité « féminine » réelle et préfèrent reprendre à leur compte toutes les images stéréotypées et sexistes des femmes à la télévision et dans la publicité1.

Une telle bizarrerie appelle quelques brèves remarques2.

Tout d’abord, traiter des femmes de « salope » au prétexte qu’elles seraient « aliénées » par la télévision, les magazines dits « féminins » ou n’importe quoi d’autre, est ouvertement contradictoire. En effet, l’on considère par là d’un côté qu’elles sont des personnes opprimées et manipulées par la société qui leur fait ingurgiter n’importe quoi (bref : des victimes inconscientes), et de l’autre qu’elles sont quand même suffisamment perverses pour reprendre à leur compte ces injonctions à être perpétuellement sexys (bref : des coupables méprisables). Cet illogisme montre qu’un tel propos n’est rien d’autre qu’une violence stigmatisante qui s’exerce toujours de la même manière contre les femmes. Pour ma part, j’ai surtout entendu ce type d’attaques de la part d’amis hommes, ce qui ne me semble pas très étonnant : exercer une violence à l’égard de certaines personnes de son entourage, en leur ôtant tout moyen de se défendre (parce qu’on ne veut que leur bien, on est de leur côté !), et tout en se donnant bonne conscience, est beaucoup plus appréciable que de passer d’emblée pour un réac’ misogyne.

Par ailleurs, il est certes indéniable que la « sexualisation » systématique des femmes dès le plus jeune âge3, qui présente ces dernières comme des objets sexuels à la disposition des hommes est un aspect flagrant parmi tant d’autres du fait que nous vivons dans une société écrasée par la domination masculine : les femmes sont effectivement sommées, dès l’enfance, de se conformer à un modèle esthétique unique qui leur est présenté, et qui semble n’avoir été construit que pour le plaisir et le bénéfice des hommes. Le caractère envahissant de ces représentations dans notre société a ainsi indéniablement des effets sur la manière dont les femmes peuvent se percevoir elles-mêmes, et la manière dont les hommes ont généralement tendance à les considérer.

Mais il est tout aussi certain que dénigrer et punir les personnes qui ont un rapport à leur corps, à leurs vêtements, à leurs paroles, à leurs désirs, façonné par les modèles sociaux dominants de leur époque, de l’endroit où elles vivent, ou par leur histoire personnelle et familiale est une aberration stupide et incompréhensible car nous sommes tou-te-s déterminé-e-s par la société.

En résumé, s’attaquer à des personnes qui semblent avoir intériorisé un certain nombre d’injonctions sociales vis-à-vis de leur corps ou de leur comportement :
1- est contradictoire, car l’on dénigre et humilie une personne dont l’on estime en même temps qu’elle est une victime inconsciente,
2- est idiot, car une telle accusation repose sur l’idée implicite que certain-e-s sont libres comme l’air et ont le monopole de la lucidité et de l’indépendance d’esprit alors que d’autres sont bêtement déterminées par la société dans ce qu’elles ou ils font… Or comme toutes nos actions, pensées, et manières de percevoir sont construites socialement, il est incompréhensible d’accuser certaines personnes en particulier de ce qui est le lot commun de toute personne qui vit en société, y compris de ceux (ou celles) qui se croient naïvement en-dehors de toute domination sociale4.
3- est destructeur, car l’on rajoute aux oppressions diverses produites par notre société une violence supplémentaire, celle de la moquerie, de l’humiliation, et des attaques stigmatisantes qu’elles sont contraintes de subir.

Ce n’est donc pas en tapant sur certaines femmes que l’oppression que les bienveillants punisseurs et autres « slut-shamers » croient discerner disparaîtra. La meilleure manière de procéder consiste très probablement, en particulier si l’on est un homme5, à arrêter de casser les pieds aux femmes que l’on juge opprimées parce qu’elles se comporteraient de telle ou telle façon et à balayer devant sa porte6.
Je tiens aussi à attirer l’attention sur ce qui me semble être une erreur à ne pas commettre : le fait de supposer spontanément que la « salope » stigmatisée est forcément une jeune femme. En somme, quand l’on cherche à dire qu’une femme ne mérite pas le qualificatif de « salope », il me semble que l’on pense tout de suite à une jeune femme dans la rue qui porterait des vêtements moulants, un string, ou des talons aiguilles et qui serait dénigrée pour cela. J’ai en effet l’impression que c’est l’acception principale du terme « salope », et que, comme je l’ai indiqué, les jeunes femmes subissent particulièrement le « slut shaming ». Cependant, je crois que la stigmatisation des femmes plus âgées comme étant des « salopes » est aussi très importante. En effet, elles cumulent à la « putasserie » qui caractériserait toute femme qui souhaite s’habiller, désirer ou avoir des relations sexuelles comme elle l’entend, « l’indécence » de la personne âgée qui refuserait « d’assumer son âge » (d’après ce que j’ai cru comprendre, assumer son âge = après la ménopause, fini le plaisir, il ne reste plus à la femme inapte à procréer qu’à attendre la mort). Je pense ainsi que le terme de « cougar », terme dont l’équivalent masculin n’existe pas, n’est qu’un synonyme implicite de « salope » ; en effet, je ne vois vraiment pas pourquoi un terme spécial existe pour désigner les femmes plus âgées qui ont des relations affectives et/ou sexuelles avec de jeunes hommes. Cela n’est à mon sens qu’une manière de désigner et de dénigrer les femmes qui ne correspondent pas à ce que leur condition de femme devrait « normalement » leur imposer : rester dociles et silencieuses en attendant le prince charmant, et ne rien faire qui puisse laisser penser qu’elles ont l’intention d’avoir une vie relationnelle et sexuelle passé la date limite d’utilisation de leur utérus. En somme, il est « normal » qu’un homme âgé soit en couple avec une jeune femme –mieux, on remarque par là qu’il « a du succès » ou qu’il « est bien conservé » – alors que la séduction d’un jeune homme par une femme plus âgée est au mieux présentée comme une fantaisie de riche héritière ou de star hollywoodienne. Qui plus est, il y a là aussi quelque paradoxe à stigmatiser certaines personnes sous prétexte qu’elles chercheraient de façon « immature » à rester perpétuellement jeunes. En effet, il n’est un secret pour personne que les femmes âgées ne correspondent pas au modèle esthétique dominant censé s’imposer aux femmes en général : l’on peut donc légitimement supposer que c’est la société dans son ensemble qui n’a pas compris que la vieillesse n’était pas une maladie7. De ce fait, stigmatiser certaines personnes âgées parce qu’elles chercheraient à « rester jeunes » relève du même procédé absurde et destructeur dénoncé dans le paragraphe précédent.

En dernier lieu, il va de soi que la stigmatisation de toutes ces « salopes » qui franchiraient les limites de la décence, se manqueraient de respect à elles-mêmes, ou pousseraient au viol les pauvres hommes pulsionnels ne sert qu’à un but : contraindre les femmes à ne pas faire ce qu’elles veulent faire et à rester bien subordonnées à ce qu’on attend d’elle. C’est ce qu’il est facile de remarquer par le caractère contradictoire des injonctions qui leur sont imposées : de toute façon, elles seront toujours perdantes quoiqu’il arrive. Si elles portent un string ou une mini-jupe, elles sont des « salopes » pousse-au-crime et il faut leur interdire de se découvrir ainsi, c’est honteux. Si elles portent un bandeau dans les cheveux ou un voile, elles sont « dominées » par les hommes, prisonnières de leur « culture » et il faut leur interdire de se couvrir ainsi, c’est honteux.

Il est totalement illusoire de penser qu’un « juste milieu » existe pour une femme qui ne serait ni trop « salope », ni trop « coincée », mais « juste ce qu’elle est », « naturelle ». Ce juste milieu changera selon les contextes, selon les personnes avec qui elle sera en contact, selon les tâches qu’elle effectuera, et il n’est pas une personne « décente » et « pudique » pour sa famille qui ne peut être jugée « renfermée » ou « frustrée » par ses ami-e-s ou à son travail, de même qu’il n’est pas une personne « féminine » et « charmante » pour ses ami-e-s qui ne peut être considérée comme « tape à l’œil » ou « indécente » par son amant-e ou son milieu professionnel.

L’accusation perpétrée envers les femmes dont on juge qu’elles ne trouveraient pas le « juste milieu » dans leur manière de parler, de s’habiller ou de séduire, ne sert qu’à culpabiliser celles qui ne parviennent pas à comprendre et à concilier ce que leurs entourages semblent réclamer d’elles et ce qu’elles devraient faire concrètement pour leur plaire en toutes circonstances. Or, il est tout à fait compréhensible qu’elles n’y arrivent pas car c’est impossible8.

Le problème, ce n’est donc pas que les femmes ne sont pas assez « flexibles » pour s’adapter à ce à quoi elles devraient ressembler en toutes circonstances, ni trop ceci ni trop cela mais attention, au moment où il le faut et avec les personnes qu’il faut…

Le seul problème réel, c’est que la société (et plus spécifiquement la gent masculine) se sent autorisée à dicter aux femmes ce à quoi elles devraient ressembler pour être présentables, et refuse de leur foutre la paix.

Exiger des femmes qu’elles soient « elles-mêmes » au lieu de ressembler à des « salopes » ou à des «filles coincées », ce n’est qu’une manière pudique de les enjoindre à être telles que notre société dominée par les hommes souhaite qu’elles soient, point barre. Et comme les hommes ne sont pas des robots interchangeables mais peuvent vouloir que les femmes aient du maquillage (ça fait sexy) ou n’en aient pas (ça fait naturel), aient les cheveux longs (ça fait princesse) ou les cheveux courts (ça fait rebelle), cette gymnastique qui consiste à exiger des femmes qu’elles soient dans un « juste milieu » par rapport à ce qui sera apprécié est vouée à l’échec et ne fait que les opprimer avec un bonus « c’est-de-ta-faute-si-tu-n’y-arrives-pas ». C’est bien ce qu’indiquent les propos prononcés par la baronne Nadine de Rotschild à la fin de la vidéo mentionnée ci-dessus : « vous savez mesdemoiselles, vous êtes de très jolis paquets cadeaux. Vous avez autour de vous un ravissant ruban qui vous entoure. Alors ne défaites pas ce ruban qui est magnifique trop tôt ». On voit bien ici, premièrement, que l’on peut toujours ramer pour savoir quel est le critère du « bon moment » (auxquels peuvent s’ajouter d’autres critères : la bonne manière, la ou les bonne-s personne-s…), et l’on peut soupçonner qu’il y a de grandes chances que cela soit toujours trop tôt ou trop tard… Et deuxièmement, bien sûr, les femmes sont des « paquets cadeaux » destinés aux hommes, et c’est donc en vertu de ce statut formidable qu’elles devraient essayer d’être « elles-mêmes », « naturelles » et pas des « salopes » : au service des hommes.

L’on voit ici, exprimé très clairement, l’arrière-fond patriarcal de ce type d’injonction.
Et l’on comprend donc bien que le réel problème dans toute cette histoire de « slut-shaming », c’est que les femmes sont stigmatisées dès lors qu’elles emmerdent les hommes, n’ont pas envie d’être des paquets cadeaux, s’habillent, parlent, désirent et couchent comme bon leur semble, avec les personnes qui leur importent, de quelque genre qu’elles ou ils soient.

La solution est donc encore une fois très simple. Lorsque l’on voit une femme qui a l’air de se comporter comme une « salope » ou qui semble être trop « dévergondée », ou à l’inverse « pas assez libérée », ou trop « négligée », et que l’on a très envie d’aller le lui dire afin qu’elle s’améliore, pour qu’elle arrête de « jouer un rôle » ou d’être « excessive », ou afin qu’elle se « mette plus/moins en valeur » et qu’elle soit vraiment « elle-même » au lieu de « se manquer de respect », « belle » sans être « tapageuse », « séduisante » sans être « racoleuse », « pudique » sans être « frigide », voici la démarche à adopter : prendre son courage à deux mains, une bonne inspiration pour se donner du courage, et fermer sa grande bouche.

Un petit rappel nécessaire, pour finir.

Une déformation raciste particulièrement poussée dans la société française pourrait inviter à ne considérer le « slut-shaming » , voire les manifestations de sexisme en général, que comme le fait de petits « caïds de banlieue », probablement parce que l’on suppose qu’ils sont enfants d’immigrés maghrébins, probablement parce que l’on suppose qu’ils sont musulmans, et probablement parce que l’on suppose que leur « culture » va à l’encontre des « valeurs » (typiquement françaises, paraît-il) de l’émancipation des femmes et de la liberté9. Ce sont eux qui seraient exclusivement responsables des phénomènes de « slut shaming » et qui mériteraient donc d’être, eux seuls, condamnés pour cela10. Il va cependant de soi qu’une telle perception est un leurre total. En effet, l’on fait par là même l’impasse sur le fait que les personnes dont on parle (les jeunes « beurs » parce qu’il s’agit toujours d’eux…) sont nées en France, y ont été éduquées, et que le sexisme de certains de ces individus quand il se manifeste, est très certainement le produit de la société française elle-même, bien plus que le résultat d’une influence de la « culture d’origine » d’un pays où ils n’ont pas grandi. Se focaliser sur les exemples de domination masculine dans les « banlieues » effectués par d’effrayants « jeunes à capuche » a ainsi pour effet de faire croire que le sexisme ne se concentre que dans certaines parties du territoire français, et ne concerne que certaines parties de la population. Une telle focalisation permet donc à la fois d’éviter à la société française dans son ensemble de reconnaître et de combattre son propre sexisme, et en même temps de perpétuer la domination raciste envers les personnes immigrées et leurs descendant-e-s.

Pour parvenir à un tel résultat, il est donc nécessaire
-de faire de certaines personnes des étranger-e-s à l’intérieur du territoire français, en utilisant un procédé raciste consistant à faire de leurs réactions des produits de « leur culture »
-de considérer les autres comme de purs individus totalement exonérés de toute influence sociale, et qui eux, nagent onctueusement dans le règne de la Raison, de la Liberté et de l’Universalité.
La focalisation sur le « slut shaming » et les violences sexistes perpétrées par quelques individus issus d’une catégorie bien particulière de la population (les descendants d’immigrés ou présumés tels simplement parce qu’ils vivent en « banlieue ») semble bien être un écran de fumée, qui a pour effet de rendre inattentifs à l’ampleur des violences sexistes dans la totalité de la société.

Ce petit rappel va sans dire mais il va tout de même mieux en le disant.

La chercheuse et militante Christine Delphy effectue sur ce point toutes les clarifications nécessaires dans un article intitulé « La fabrication de l’Autre par le pouvoir ».

    La vérité n’a pas pu être dite. Pourtant elle est simple : l’ensemble des cultures qu’on peut identifier aujourd’hui sur le sol européen sont des cultures qui reposent sur des structures sociales et des idéologies patriarcales et qui engendrent des comportements individuels sexistes. [Note de l’auteure : Par « cultures » j’entends les pratiques et les discours des personnes, regroupées objectivement ou subjectivement en fonction de leur appartenance de genre, de classe, de race, de sexualité, d’âge ou d’autres critères.]

Certains pensent que les Arabes et les Noirs sont plus sexistes que les Blancs ; mais mesurer le sexisme d’un pays pour le comparer à celui d’un autre, a fortiori comparer deux provinces ou encore deux types de population exigerait la mise au point de définitions du sexisme : parle-t-on par exemple du degré de liberté des femmes, de leur degré d’indépendance économique, ou du « machisme » perçu des hommes, ou encore de tout cela à la fois ? Or il n’existe pas d’accord sur la définition du sexisme, , donc encore moins sur les méthodes qui permettraient de le mesurer. Tant que nous sommes dans l’incapacité de mesurer le sexisme d’un groupe ou d’une nation, il faut assumer qu’à l’intérieur d’un même pays, où les grandes structures patriarcales, économiques et légales sont par définition les mêmes, les variations idéologiques et de comportements individuels ne peuvent être grandes ; il faut assumer que les Noirs et les Arabes ne sont pas moins sexistes que les autres, mais aussi, par voie de conséquence, qu’ils ne le sont pas plus.

Je sais que cette assertion va à l’encontre de la perception ordinaire au sein de la population, y compris chez les sociologues. Cette perception est que les Africains en général sont plus sexistes que les « Occidentaux ». C’est cet a priori qui s’exerce à l’endroit des personnes d’origine africaine, quand bien même elles sont nées et ont été élevées en France ou dans un autre pays occidental. Mais nous portons sur ces personnes un regard qui, au lieu de chercher les ressemblances entre elles et les autres Français, cherche les différences : suppose, cherche et trouve des différences, et les met en valeur au détriment des ressemblances.

Ces différences peuvent exister ou être fantasmatiques, ou les deux à la fois. C’est une chose connue, mise en évidence par Letti Volpp [dans son article intitulé « Quand on rend la culture responsable de la mauvaise conduite », paru en 2006 dans Nouvelles Questions Féministes Vol. 25, No. 3, « Sexisme, racisme, et postcolonialisme »] que le même comportement est attribué dans le cas d’un homme blanc à sa psychologie individuelle et dans le cas d’un homme « de couleur » à sa « culture étrangère », ou plutôt présumée étrangère en raison de la nationalité de ses parents ou grands-parents. Dès lors que le sexisme est attribué, via une origine nationale ou ethnique « étrangère », à une culture également étrangère, le sexisme de l’individu est vu comme appartenant à cette culture étrangère, et il est plus mis en relief, plus remarqué que le sexisme ordinaire de notre propre culture, car la culture propre d’une personne, fût-elle sociologue, tend à être naturalisée, à n’être pas vue comme une culture ; le sexisme ordinaire qui fait partie de cette culture tend par conséquence à être minimisé, voire ignoré, comme élément culturel.

Un exemple de cela est que l’assassinat de femmes arabes ou musulmanes, à coups de pierres ou par le feu, par des hommes arabes ou musulmans, nous semble plus horrible que l’assassinat d’une femme blanche par un homme blanc à coups de poing. Nous n’approuvons jamais le meurtre, mais certaines méthodes — le feu, les pierres — nous semblent plus horribles que tuer à mains nues, parce que cette dernière méthode est courante en Occident. Le résultat — la mort — est le même, mais les jurys appliquent des peines beaucoup plus lourdes aux meurtres commis avec des méthodes exotiques qu’aux meurtres commis à mains nues. Cette dernière technique de mise à mort est implicitement vue comme une réaction « humaine », « spontanée », due à un état émotionnel lui aussi « humain » et « spontané » : battre à mort — qu’il s’agisse des gestes ou de l’état émotionnel où doit se mettre le meurtrier pour les accomplir — est vu comme « ordinaire », « pouvant arriver à tout le monde », faisant partie des extrêmes auxquels tout individu peut être conduit dans sa vie, auxquels il peut être conduit par la vie. Ainsi les meurtriers de femmes, tant qu’ils sont « de souche », sont-ils vus comme les protagonistes d’un « drame passionnel » si ce sont des amants ou des maris ou comme des « monstres » (des fous) si ce sont des inconnus, et toujours comme des individus. Les meurtriers non « de souche » sont vus comme des marionnettes — interchangeables — agies par les superstitions archaïques de leur culture. On n’a pas besoin de psychologie avec eux : il suffit de dire : « Ils sont turcs ».

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Pour aller plus loin :
Transcription en anglais de la vidéo de Sarah Sloan McLeod « Slut shaming and why it’s wrong »
Un article de Lady Dylan dans Madmoizelle, contenant la vidéo de Sarah Sloan McLeod « Slut shaming and why it’s wrong »
Vidéo de Laci Green dans Sex + sur le « slut shaming » [sous-titres français disponibles]
– Article de Sophie Heine dans la revue Politique intitulé « Apparence physique, les femmes sont toujours perdantes »
-Article de l’auteure du blog Les questions composent, sur le viol, intitulé « Les victimes coupables. Yaka et Yakapa au dur pays de la réalité »
– Article de l’auteure du blog Les questions composent intitulé « Pourquoi porte-t-elle un petit short au ras du bonbon pour faire son jogging ? »
-Article de l’auteure du blog Crêpe Georgette intitulé « Comprendre la culture du viol « 
-Article de l’auteure du blog Crêpe Georgette intitulé « Psst » [sur l’inégalité entre les hommes et les femmes dans la perception de la manière dont elles et ils s’habillent]
-Article de AC Husson sur Genre intitulé « Parler du viol : la parole des victimes » [dernier d’une série de 3 articles sur le viol, celui-ci s’intéresse à la difficulté pour les victimes d’être entendues lorsqu’elles parlent de leur agression]
-Article de Pierre Tévanian dans Les mots sont importants effectuant la critique des propos de Xavier Darcos mentionnés dans cet article
-Documentaire de Sophie Bissonnette sur l’ « hypersexualisation » des femmes, en particulier dans la publicité, et son impact sur les enfants
-Article de Christelle Hamel intitulé « De la racialisation du sexisme au sexisme identitaire » (portant notamment sur l’attribution exclusive du sexisme aux descendant-e-s d’immigré-e-s maghrébin-e-s en France)
-Article de Christine Delphy sur l’intersection du féminisme et de l’antiracisme

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Sur les Slutwalks :

Les « slutwalks », ou « marche des salopes » sont des défilés de femmes revendiquant leur liberté de s’habiller et de vivre comme elles le désirent, en particulier en ce qui concerne ce qu’elles font de leur sexualité. La première marche de ce type visant à lutter contre le « slut shaming » a eu lieu pour la première fois en 2011 à Toronto.

La question à 1000 euros (que je n’ai pas abordé et ne résoudrai pas) concerne la réappropriation positive du terme « salopes » qui est effectué dans les « slutwalks » par les femmes qui manifestent, et ainsi, la pertinence ou non, en termes de stratégie militante, de défiler éventuellement en petite tenue et en affirmant que l’on est fière d’être une « salope ».

Etant un homme cis11, et étant donc à l’abri de tout « slut shaming » me concernant, je pense n’avoir aucun avis pertinent sur cette question-là. En effet, je n’ai jamais eu à me la poser, et je ne peux de toute façon pas me la poser avec autant d’acuité qu’une personne qui se fait traiter (ou pourrait un jour se faire traiter) de « salope ».

La seule lapalissade que je me sens fondé à dire là-dessus est la suivante.

Les contorsions stratégiques auxquelles sont en proie les groupes féministes pour savoir si l’écho rencontré par une « marche des salopes » sera préférable à d’autres actions qui attireraient moins l’attention des médias dominants ou bien sera préjudiciable à leur dénonciation du « slut shaming », ou encore s’il est judicieux de retourner un stigmate patriarcal contre la société qui l’a produite, ne font que témoigner de la puissance dramatique de la domination masculine dans notre société : pour chercher à être entendues, les féministes sont contraintes de faire preuve d’une hyper-vigilance extraordinaire dans leurs moindres faits et gestes, alors que le premier huluberlu masculiniste qui grimpe sur une grue est reçu par le gouvernement dans les trois jours12

Quelques liens sur les « slutwalks »:
Site officiel de la « Slutwalk » de Toronto
Site officiel du « mouvement Slutwalk » en France
Une présentation et une description des « slutwalks » par Marie Desnos dans un article de Paris Match [l’article présente le contexte de la manifestation de 2011 à Toronto et présente de façon élogieuse les mouvements « Slutwalk »]
Une lettre ouverte des Black Women’s Blueprint aux organisatrices de la Slutwalk de Toronto [elles saluent l’initiative mais affirment ne pas vraiment s’y reconnaître, et doutent de la pertinence de la réappropriation du terme « slut » – en particulier parce qu’elles luttent pour que l’on cesse de considérer les femmes noires comme des femmes « chaudes » avec quiconque]
-Un article de l’auteure du blog Journal en noir et blanc intitulé « Femen, Slutwalk, le féminisme ‘nouvelle génération’ ? » [L’article présente les revendications portées par ces mouvements, les questions ou réserves qu’ils suscitent, et affirme que de toute façon, les féministes auraient toujours tort quoi qu’elles fassent]

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Notes


1 En voici un exemple, dans un article du blog « Les sales gosses » où l’auteure défend l’idée qu’elle se fait du féminisme (^)


2 Cet article de Sylvie Tissot me paraît très éclairant sur le sujet. Il ne porte pas exactement sur le « slut-shaming » mais sur le sexisme de militants qui luttent contre les publicités sexistes, et mon argumentation ici s’inspire directement de ce qu’elle dénonce dans cet article. (^)


3 Une petite vidéo présentant une accumulation de publicités sexistes; photos du catalogue de « Jours après Lunes », été 2011. (^)


4 Par exemple, un homme qui pourfend l’influence néfaste de la télévision, de la publicité, des magazines féminins, des clips (etc…) et qui s’en sert pour traiter de « salopes » ou de « connes sans cervelles » celles qui se réfèrent aux modèles féminins proposés par tous ces médias ne se demande jamais en quoi est-ce qu’il contribue lui-même à perpétuer cette situation qu’il dénonce en apparence : en faisant des remarques à sa copine sur le fait qu’elle devrait « se faire belle » pour lui, en faisant (ou en riant) des blagues sur les gros-se-s ou sur les personnes considérées comme « moches » , en trouvant bizarre qu’une femme sorte avec un homme plus âgé, en consommant des films pornographiques… Par ailleurs, l’idée qu’il soit lui-même « aliéné » par un modèle dominant de ce que devrait être « un homme », modèle qui lui procure tout un tas d’avantages sociaux, et auquel il est sommé de se conformer le plus possible (comme l’indique cet article de l’auteure du blog Crêpe Georgette) lui passe bien sûr totalement au-dessus de la tête. (^)


5 Dans cet article, je me focalise sur les hommes pour deux raisons principales.
1- J’ai vu cette stigmatisation presque systématiquement effectuée par des hommes, ce qui ne me semble pas très étonnant… En effet, comme je cherche à le montrer dans cet article, ce type d’attaques entérine l’idée que ces derniers ont le droit de vivre et de se déplacer comme ils l’entendent alors que le corps des femmes n’existerait qu’en tant qu’objet de désir destiné à leur regard, objet qu’il faudrait pour cette raison surveiller et contrôler. Ainsi, critiquer également les hommes et les femmes revient à mon avis à faire comme si ces dernières tiraient le même bénéfice que les hommes de cette stigmatisation, ce qui relève de la mystification la plus grossière.
2- Je pense discerner plus exactement la manière dont les hommes peuvent stigmatiser des femmes sans aucun scrupule, voire sans s’en rendre compte : en effet, en tant qu’homme, j’ai vu tous ces travers très régulièrement chez beaucoup de mes amis, et j’ai moi-même longtemps cru et adhéré aux discours vomitifs que je dénonce dans cet article (en tout cas, suffisamment pour ne pas être choqué en les entendant, durant des années)… Mais en ce qui concerne les femmes, je préfère ne pas risquer d’hypothèses car je ne comprends pas bien comment certaines femmes peuvent par moments reprendre à leur compte ce type d’insultes patriarcales, et je ne veux pas dire de bêtises à ce sujet. En tout cas, je suis convaincu que l’on ne peut pas considérer comme identiques les mécanismes qui amènent la plupart des hommes et certaines femmes à tenir ce genre de propos stigmatisants, tout simplement parce que les hommes et les femmes ne subissent pas les mêmes contraintes, ne sont ni perçu-e-s ni élevé-e-s de la même façon, et que contrairement aux hommes, les femmes, elles, sont des victimes –au moins potentielles– de cette stigmatisation. De ce fait, je pense que mon point de vue masculin m’empêche de comprendre clairement ce phénomène là, et c’est aussi pour cette raison que je préfère ne pas m’y attarder.
Voilà pourquoi je concentre ici mes critiques sur les hommes, et ne me sers de propos de femmes (la baronne de Rotschild) qu’à titre d’illustration. (^)


6 L’auteure du blog Les questions composent explique ce dernier point d’une façon beaucoup plus précise et convaincante que moi, dans ce superbe article intitulé « Mépris et misogynie ordinaire » (^)


7 Parmi de nombreux autres exemples, on peut se référer à cette tribune rédigée par Pascale Senk parue dans le Monde, et disponible ici sur le site de l’Observatoire de l’Âgisme. P. Senk explique comment la quasi-totalité des journaux féminins français qu’elle a contacté a refusé de publier un article intitulé « L’art de vieillir », contenant des interviews de nouveaux retraités partageant leur expérience, car « on ne peut pas parler comme ça de la vieillesse à nos lectrices ». On peut lire aussi avec intérêt cette interview de Geneviève Sellier qui pointe les inégalités flagrantes (en termes d’âge) pour les rôles au cinéma entre les hommes et les femmes. (^)


8 Un exemple caricatural de cela est fourni par le port de la jupe au collège. Interdite parce qu’elle est trop courte et manifestement provocatrice, et aboutissant à l’exclusion d’une élève parce qu’elle est trop longue et manifestement oppressive. Ces distinctions entre jupe sexy, jupe islamique, jupe qui libère trop et jupe qui enferme, jupe de « salope » et jupe de musulmane qui constitue « un danger », sont pathétiques. On attend toujours la circulaire du ministère de l’éducation définissant la longueur, le tissu et la couleur de la jupe républicaine, décente et laïque. (^)


9 Les « jeunes de banlieue » sont en effet des entités mystérieuses dont on suppose de façon fantasmatique qu’ils sont tous musulmans et d’origine maghrébine et par conséquent (?!), sexistes, violents, bref très dangereux à la différence des autres « vrais » français… Ce délire consistant à assigner arbitrairement de telles caractéristiques à la catégorie floue des « jeunes de banlieue » peut aller très loin dans l’absurde et le ridicule, un exemple rocambolesque étant fourni ici par le sublime Robert Ménard, affirmant dans cette émission-débat de février 2013 (à partir de 23’25) qu’ « 1 enfant sur 2 qui naît en Seine St-Denis est musulman, d’après les statistiques »… (^)


10 Les conditions de vie des femmes sont en effet censées être catastrophiques « dans les cités » (c’est-à-dire seulement là, et nulle part ailleurs), et il y a fort à parier qu’une femme se faisant traiter de « salope » à la télévision ne l’est pas par un ministre ou un député mais généralement par un « jeune de banlieue » dans un reportage… Un petit exemple de dénonciation du « slut shaming » attribué exclusivement à des « jeunes de banlieue » ici, dans un journal télévisé de France 2. Un exemple plus flagrant est constitué par le reportage « La cité du mâle » dont l’unique angle d’approche est la dénonciation des violences dans « les cités » et en particulier en Seine-Saint-Denis où une jeune femme, Sohane Benziane, a été brûlée vive par son compagnon. Le sexisme des hommes que l’on voit dans le reportage est réel et évidemment condamnable, mais le reportage fait explicitement de ce sexisme l’apanage de « la barbarie machiste qui sévit dans les cités », alors que la quasi-totalité des propos nauséabonds et des idées sexistes défendues par la plupart des intervenants de ce reportage auraient certainement pu être constatés n’importe où ailleurs dans notre société (voir la critique de ce reportage effectuée ici par Mona Chollet) . (^)


11 Une personne « cis » ou « cisgenre » (du préfixe latin signifiant « du même côté ») est une personne pour qui il n’existe pas de conflit apparent entre le genre qui lui est assigné dès la naissance par la société en fonction de ses organes génitaux, et celui par lequel elle se définit elle-même. Exemple : je suis né de sexe masculin, je suis perçu et considéré socialement comme étant « un homme », et je me vis et me définis moi-même comme étant un «homme ». (^)


12 Voici un article d’Aurélie Fillod-Chabaud sur ce sujet, décrivant la complaisance avec laquelle cette initiative masculiniste a été médiatisée. (^)

Anti-homophobie et anti-racisme: la question de l’intersectionnalité

Le titre de cet article fait référence à la polémique liée à l’essai Les féministes blanches et l’empire de Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio Ewanjé-Epée (La Fabrique, 2012). Une polémique cantonnée, certes, aux milieux militants de gauche, mais sur laquelle il me semble important de revenir, ce qui me permettra de développer la définition du concept d’«intersectionnalité » évoqué dans un précédent article.

L’homosexualité, « imposée par l’Occident »?

Drame en 5 actes.
[I] Tout est parti d’un article paru sur Street Press le 7/02 et intitulé « Plus forts que Frigide Barjot, les Indigènes de la République dénoncent l’«impérialisme gay' ».
[II] l’article est repris par Rue 89 sous le titre « Les Indigènes de la République contre l’«homosexualité imposée' ».
[III] Le même site commande une tribune à l’écrivain Abdellah Taïa sur le sujet (« Non, l’homosexualité n’est pas imposée aux Arabes par l’Occident »).
[IV] Rue 89 fait cependant marche arrière dès le 8/02, en expliquant que les auteur·e·s de l’essai contestent la version qui en est donnée et en publiant un chapitre de l’ouvrage: il est question de « rétablir la pensée et les propos des auteurs ».
[V] Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République mise en cause dans l’article original, a publié une tribune en réponse, également sur Rue 89. Rideau?

De quoi s’agit-il, au fait? Selon l’article de Street Press qui a mis le feu aux poudres, l’essai affirmerait que l’homosexualité constitue une « invention occidentale imposée à l’Afrique et au Maghreb », formulation reprise par Rue 89. L’occasion de dénoncer l’«homophobie » des Indigènes de la République, mouvement né en 2005 en réaction à ce qui est perçu comme un processus de revalorisation de la colonisation française (à travers notamment l’obligation d’enseigner le « caractère positif de la présence française outre-mer et en Afrique du Nord »). Le mouvement se donne pour objectif la lutte contre toutes les discriminations de race, de sexe, de religion ou d’origine – les propos qui sont attribués à Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio Ewanjé-Epée semblent donc en porte-à-faux avec cet objectif affiché des Indigènes. L’article s’appuie sur des citations de l’essai et d’Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes, qui aurait notamment dit : « Le mariage pour tous ne concerne que les homos blancs. Quand on est pauvre, précaire et victime de discrimination, c’est la solidarité communautaire qui compte. L’individu compose parce qu’il y a d’autres priorités. »

L’essai avait déjà fait l’objet d’une critique acérée en décembre sous le titre « Les féministes blanches et l’empire ou le récit d’un complot féministe fantasmé ». Il n’y est pas question de l’homosexualité mais de la charge des auteur·e·s contre ce qui est décrit comme une collusion entre les intérêts de certains groupes féministes et le racisme d’État.

Je recommande la lecture de l’essai: il est court et passionnant, bien que trop cher selon moi (12 euros). De larges sections sont accessibles en ligne et permettent de se faire sa propre idée: Rue 89 publie un chapitre intitulé « Solidarité internationale et hégémonie occidentale » (p. 77-97) et on peut aussi trouver les pages 13 à 27, à propos, entre autres, de l’idée d’une « instrumentalisation du féminisme à des fins racistes ».

Il faut lire le chapitre mis à disposition par les auteur·e·s de l’essai via Rue 89 pour comprendre à quel point leurs propos ont été déformés. Il n’est jamais écrit que l’homosexualité serait une « invention occidentale imposée à l’Afrique et au Maghreb »: le malentendu (mais en est-ce vraiment un?) vient de la tentative de montrer le caractère contingent et construit de la catégorie « homosexualité », catégorie qui n’est pas en mesure, selon les auteur·e·s, de s’appliquer notamment aux pays anciennement colonisés. En clair: il ne faut pas oublier que l’«homosexualité » est une catégorie récente, qui a émergé dans les pays occidentaux au XIXème siècle; ne pas croire, donc, que la catégorie va tellement de soi qu’elle peut désigner toutes les pratiques homoérotiques, quel que soit leur contexte historique ou géographique.

Les auteur·e·s reviennent sur le phénomène de l’«homonationalisme », c’est-à-dire la façon dont « des mots d’ordre ‘contre l’homophobie’ [ont] pu se voir incorporés jusqu’à l’extrême droite du champ politique pour affermir un consensus raciste » (p. 78). Leur thèse, certes polémique (mais très différente ce ce qu’affirme Street Press), est qu’«un des éléments majeurs de cette incorporation repose sur un certain aveuglement vis-à-vis de l’hégémonie occidentale au sein des mouvements LGBT […] et sur l’absence d’analyse des disparités tant sociales qu’historiques à travers le monde dans la production des identités sexuelles ». Le discours LGBT « à prétention universelle » serait caractérisé par une « minimisation de la question raciale » (p.80) telle qu’elle se pose au sein même du mouvement.

Cette thèse repose sur l’affirmation suivante: « l’identification même des pratiques homoérotiques dans le monde arabe comme ‘homosexuelles’ peut être attribuée à l’Occident » (p.85). Il ne s’agit absolument pas de prétendre que l’«homosexualité » n’existe pas dans les pays arabes, mais de montrer que cette dénomination s’est répandue dans les pays sous domination occidentale pour qualifier des comportement préexistants, qui ont alors été vus à travers le prisme occidental. Or l’émergence de la catégorie « homosexualité » s’est accompagnée d’une pathologisation des pratiques qui y étaient liées, reléguées dans le champ de l’anormalité et de la déviance.

    Les nouveaux États capitalistes et coloniaux n’ont pas manqué d’imposer aux pays colonisés leurs propres catégories liées aux genres et aux sexualités. L’autrice féministe Maria Lugones a proposé une analyse claire de la manière dont la colonisation a imposé à des populations non occidentales les attributions sexuelles et les sexualités issues de la famille bourgeoise européenne – réprimant les pratiques sexuelles non conformes et stigmatisant les personnes définies en dehors de la binarité hommes-femmes. (p. 87)

Les accusations portées par Street Press sont fausses. Elles sont en outre doublement malhonnêtes, puisque les citations interprétées à tort sont censées être corroborées par les propos d’Houria Bouteldja, comme s’il s’agissait d’un seul et même discours des Indigènes de la République sur l’homosexualité. Sur la distinction faite par cette dernière entre homosexuel·e·s des villes et des « banlieues », ces derniers ayant, selon elle, des préoccupations plus urgentes que celle de se marier, il y aurait beaucoup à redire. Mais ces propos, sur lesquels elle s’explique dans sa tribune parue sur Rue 89, ne doivent pas être confondus avec ceux de l’essai et son objectif.

La question de l’intersection

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La polémique autour de ce chapitre est alimentée par la fausse question récurrente: faut-il choisir? Faut-il choisir entre anti-racisme et anti-homophobie? Entre féminisme et anti-racisme? Christine Delphy a abordé cette question dans un texte publié dans Classer, dominer. Qui sont les « autres »? et repris sur le site du collectif Les Mots Sont Importants (LMSI): « Antisexisme ou antiracisme? Un faux dilemme ». Elle montre en quoi la fausse opposition entre lutte contre le racisme et féminisme, en ce qui concerne la question du voile notamment, permet de masquer l’articulation entre deux systèmes de domination, raciste et sexiste, et la convergence nécessaire des luttes contre ces systèmes.

Pour l’auteur de l’article de Street Press, entre anticolonialisme et antihomophobie, les Indigènes de la République auraient choisi. Au contraire, il s’agit dans Les féministes blanches et l’empire d’articuler les deux. Revenons sur une phrase citée plus haut: les auteur·e·s dénoncent une « minimisation de la question raciale au sein du mouvement LGBT ». En d’autres termes, les politiques LGBT, bien que fondées sur une identité homosexuelle, peinent à prendre en compte les différences identitaires au sein du mouvement, ce qui laisserait de côté les non-blanc·he·s.

Cette critique rappelle (sans aucun doute de façon délibérée) la critique au fondement du concept d’«intersectionnalité ». Dans un article fondateur (« Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur »), la féministe noire K.M. Crenshaw développe cette critique au sujet, non pas du mouvement LGBT, mais du mouvement féministe. Elle explique que des politiques fondées sur l’identité, comme les politiques féministes, tendent à minimiser ou ignorer les différences au sein de la communauté qu’elles sont censées représenter. Elle s’appuie pour cela sur les critiques internes au mouvement apportées par le « Black feminism » (explication en français ici). L’article porte plus spécifiquement sur la question des violences machistes: « S’agissant de la violence contre les femmes, une telle élision s’avère pour le moins problématique, car les formes de cette violence sont fréquemment déterminées par d’autres dimensions de l’identité des femmes — la race et la classe par exemple ». Cette « élision » se retrouve dans les stratégies militantes:

    Les recoupements évidents du racisme et du sexisme dans la vie réelle — leurs points d’intersection — trouvent rarement un prolongement dans les pratiques féministes et antiracistes. De ce fait, lorsque ces pratiques présentent l’identité « femme » ou « personne de couleur » sous forme de proposition alternative (ou bien…, ou bien…), elles relèguent l’identité des femmes de couleur en un lieu difficilement accessible au langage.

Les objectifs politiques des groupes militants peuvent en arriver à se contredire; le concept d’intersectionnalité permet donc de penser la convergence des luttes et la prise en compte des différences au sein des groupe minoritaires.


Intersectionnalité et stratégies militantes

solidarity___intersectionality

Le concept, proposé par Crenshaw dans les années 1990, a connu un développement immédiat dans les recherches anglophones, et plus tardivement (vers le milieu des années 2000) dans les recherches francophones. En ce qui concerne les stratégies militantes, le contraste transatlantique est beaucoup plus fort. En ce qui concerne le féminisme, « intersectionality » fait quasiment partie du vocabulaire de base des militant·e·s anglophones, surtout aux Etats-Unis, ce qui est loin d’être le cas en France. L’approche qui consiste à prendre en compte non seulement la diversité des identités, mais aussi la convergence entre les luttes, est assez peu visible. Ce concept fait l’objet de critiques répétées basées sur la peur de l’oubli en cours de route de la lutte féministe, notamment de la part des féministes radicales. Je pense au contraire qu’il est contre-productif et dangereux de compartimenter les luttes en essayent de les faire apparaître comme mutuellement exclusives; mais pour cela, encore faut-il savoir se remettre en cause et reconnaître les différences identitaires.

On peut donner quelques exemples d’utilisation du concept pouvant servir des perspectives militantes. Les féministes blanches et l’empire se penche sur la question de la lutte contre l’extrême-droite et le nationalisme, qui s’appuie aujourd’hui sur le féminisme et la lutte contre l’homophobie pour pointer du doigt les « étrangers » de « nos cités ». La philosophe Elsa Dorlin utilise le concept d’intersectionnalité pour comprendre l’invention du nationalisme français, s’appuyant sur les catégories de race, de sexe et de sexualité. La sociologue Nacira Guénif-Souilamas propose une typologie de figures racialisées et sexualisées qui se retrouvent dans le rapport des Français·e·s à l’immigration et à l’identité (avec, d’un côté, les figures repoussoir de la « fille voilée » et du « garçon arabe » et, de l’autre, les figures rassurantes de la « beurette » et du « musulman laïc »). Son collègue Eric Fassin montre, quant à lui, les « parallèles, tensions et articulations » entre questions sexuelles et questions raciales, à travers notamment le concept de « blanchité sexuelle ».

Les approches sociologique et politique de la question des intersections sont donc étroitement liées. Elles permettent de comprendre la complexité et la diversité des rapports de pouvoir, qui ne s’organisent pas de manière unidimensionnelle mais selon des configurations variables qu’il faut prendre en compte, sous peine de se condamner à des faux choix comme celui attribué, à tort, aux auteur·e·s des Féministes blanches et l’empire.

AC Husson

—– Pour aller plus loin

Indispensable: chapitre « Intersections » de l’excellente Introduction aux études sur le genre de Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard (Bruxelles: De Boeck, 2012 pour la 2ème édition revue et augmentée).

Crenshaw Kimberlé Williams, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre 2/2005 (n° 39), p. 51-82. Disponible en ligne.

Delphy, Christine, « Antisexisme ou antiracisme, un faux dilemme » in Classer, dominer, Qui sont les « autres »?, Paris: La Fabrique éditions, 2008. Disponible en ligne.

Dorlin, Elsa, « De l’usage épistémologique et politique des catégories de « sexe » et de « race » dans les études sur le genre », Cahiers du Genre 2/2005 (n° 39), p. 83-105. Disponible en ligne.

Fassin, Éric, « Questions sexuelles, questions raciales. Parallèles, tensions et articulations », D. Fassin et E. Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale?, Paris, La Découverte, 2006, p. 230-248.

Guénif-Souilamas Nacira, Macé Eric, Les féministes et le garçon arabe, Avignon: Editions de l’Aube, 2004. Compte-rendu sur le site de LMSI.

« De la nécessité d’articuler féminisme et anti-racisme », sur le site du collectif G.A.R.Ç.E.S.

Les vidéos des interventions au 6ème congrès international des recherches féministes francophones (29 août – 2 septembre 2012), sur le thème « Imbrication des rapports de pouvoir : Discriminations et privilèges de genre, de race, de classe et de sexualité », sont également disponibles en ligne.

Bingo féministe et « mansplaining »

Hier, Sophie Gourion, une féministe que j’apprécie et que je suis sur Twitter, a eu un long débat à propos du marketing genré. Elle a écrit, il y a quelques mois, un article pour Slate sur cette stratégie « qui consiste à segmenter l’offre produit en fonction du sexe », »une façon indirecte de démultiplier les intentions d’achat, deux produits sexués devant ainsi se substituer à un seul produit mixte au sein d’un ménage ». Une des personnes avec qui elle discutait n’y voyait pas de sexisme et, surtout, pas un sujet de préoccupation pour les féministes; d’où ce tweet (écrit par un homme):

Précisons que cette personne, avec qui j’ai discuté ensuite, se considère comme féministe et que mon objectif n’est pas de lui contester cette appellation. Ce qui me dérange, dans ce tweet, c’est son ton paternaliste, et surtout, surtout, sa façon d’expliquer à une féministe, qui réfléchit et écrit beaucoup sur le sujet, ce qu’est « le vrai combat du féminisme ».

On trouve en fait dans ce tweet un combo: il mêle un bel exemple de mansplaining et une case du bingo féministe. Je m’explique.

Le terme mansplaining est ce qu’on appelle un mot-valise, formé des mots anglais man (homme) et explainer (qui explique). On en trouve une bonne définition sur ce blog, qu’on pourrait traduire ainsi:

Le mansplaining ne désigne bien sûr pas seulement un homme qui explique; de nombreux hommes parviennent tous les jours à expliquer des choses sans insulter en quoi que ce soit ceux/celles qui les écoutent.

Le mansplaining, c’est quand un mec vous dit à vous, une femme, comment faire quelque chose que vous savez déjà faire, ou pourquoi vous avez tort tort à propos de quelque chose quand vous avez en fait raison, ou vous parle de « faits » divers et inexacts à propos d’un sujet que vous maîtrisez un milliard de fois mieux que lui.

Des points bonus s’il vous explique que vous avez tort de dire que quelque chose est sexiste!

Pensez aux hommes que vous connaissez. Est-ce que l’un d’eux fait preuve de ce mélange divin de privilège et d’ignorance conduisant à des explications condescendantes, inexactes, délivrées avec la conviction inébranlable qu’il a raison (…) parce qu’il est l’homme dans cette conversation?

Ce mec-là est un mansplainer.

(EDIT: Sur twitter, @celinelt, dans un éclair de génie, propose de traduire mansplaining et mansplainer par « mecsplication » et « mecspliquer ».)

Tu crois que je suis en train de faire du mansplaining? Je vais t’expliquer pourquoi tu as tort.

Alors, vous voyez ce que je veux dire? On en connaît toutes et tous, des comme ça. Un très bon exemple nous est offert par un commentaire au précédent article paru sur ce blog. Rappelons qu’il s’agit d’une série sur les jeux vidéo, écrite par une spécialiste de la question. Morceaux choisis du commentaire:

Darksiders… Franchement. Pose ton stylo. Réfléchis. Est-ce que tu vois un putain de cavalier de l’apocalypse comme un fringant jeune homme fluet?
Même Strife est plutôt dans le genre baraque, le problème c’est plus Fury aux courbes exacerbées sans raison. En revanche Uriel est assez loin de ce genre de clichés.
… Cela dit. Franchement. Atta. Les motivations de War, c’est blanchir son nom. Il est où le patriotisme? Le goût de la compétition? Honneur devoir?

Ensuite.
Metro 2033. Mais… Vache… Est-ce qu’on a joué au même jeu? Artyom? Assoir sa virilité? AAAAAAAAAAAH. Mais écoute sa voix de geek mélancolique, c’est pas possible, faut arrêter à un moment. Je sais pas. C’est viril de collectionner des cartes postales?

J’ai lu. Mes yeux se sont agrandis et j’ai eu un grand QUOI? incrédule.
Atta. On incarne le Master Chief mais on suit Samus dans ses aventures. Euh… Alors. Explique moi la différence entre Metroid Prime et Halo (Oui je sais Metroid est mieux, mais c’est une question d’opinion), Les deux sont des autistes, on les entend jamais. Ce sont des FPS. On avance et on tire sur des trucs. Ca change quoi qu’il y ait du XX ou du XY dans l’armure? Hint: RIEN.

A mon sens, si on veut commencer à fouiner dans le stéréotype masculin dans le jeu vidéo, il faut le chercher là où il n’a aucune raison d’être particulière, où ça ne correspond/participe pas à la construction d’un personnage à la persona développée. [ndlr: ???]

Vous avez saisi l’idée. Le tout forme un pavé destiné à prouver qui a la plus grosse qu’il en sait bien sûr plus long que Mar_Lard sur les jeux vidéo.

Bon sang, merci beaucoup de nous avoir mansplainé tout ça!

Pour en revenir au tweet cité plus haut, il s’agissait de mettre un pont final à une discussion en expliquant à une féministe qu’elle se fourvoyait, parce que lui savait ce que le « vrai combat du féminisme » devrait être. Il me l’a redit plus tard, ce n’est pas quelque chose qui lui a échappé: il est persuadé de savoir, mieux que nous, ce que doit être le féminisme, même s’il emploie indifféremment les mots « sexe » et « genre », et parle de « genre sexué », ce qui ne veut rien dire. Bref.

Qu’une chose soit bien claire. Comme je critiquais cette attitude, il m’a accusée de vouloir exclure les hommes du combat féministe. Loin de moi cette idée, les hommes sont indispensables à ce combat, puisque les féministes se battent pour l’égalité des genres. En revanche, je refuse qu’un homme m’explique comment, quand et pourquoi être féministe. De même, je me considère comme anti-raciste mais en tant que blanche, il est hors de question que je me substitue aux premier.es intéressé.es dans ce combat.

Le problème avec les femmes, c’est juste qu’elles ne comprennent pas le féminisme aussi bien que moi

Sophie a d’ailleurs gagné des points bonus: non seulement on lui expliquait, à elle, féministe, ce qu’est le féminisme, mais en plus elle aurait tort de percevoir ces stratégies marketing comme sexistes (« des points bonus s’il vous explique que vous avez tort de dire que quelque chose est sexiste! »). Là aussi, je le répète: tout le monde a voix au chapitre, mais en ce qui concerne le sexisme envers les femmes, la perception des femmes est plus légitime que celle des hommes. Et il est horripilant (pour rester polie) de s’entendre expliquer qu’on a tout faux et qu’on ne devrait pas voir les choses de cette manière.

Le coup du mansplainer qui explique à une féministe comment être féministe, c’est un classique. Un cliché. Une étape obligée. Tou.tes les féministes connaissent cela. C’est même une case dans le bingo féministe, qui répertorie toutes les réponses les plus communes destinées à clouer le bec aux féministes. Ces réponses peuvent être le fait d’hommes ou de femmes. Citons les incontournables « Moi, je vais te dire ce qui ne va pas dans le féminisme » et « Les féministes se plantent, c’est l’égalité qu’il nous faut ». Parce que j’avais réagi au tweet ci-dessus en qualifiant ce twitto de mansplainer, j’ai eu droit à cette réponse charmante, de la part d’une femme cette fois:

Ah, on progresse dans le bingo: je passe donc par la case « Tu donnes une mauvaise image des féministes ». Je gagne combien de points, dites? Qualifier une féministe de « harpie », là aussi, c’est d’un classique… mais je dois vous faire un aveu: c’est la première fois que ça m’arrive. Allez, j’ai bien droit à un bonus?

Non très chère, ce n’est pas ce que « mansplaining » veut dire

AC Husson

Plus sur le mansplaining: j’ai fait un pearltree rassemblant des articles sur la question.

EDIT 1: J’ai voulu rendre les tweets anonymes, cela marche sur Chrome mais pas sur tous les navigateurs apparemment. Mon intention n’était pas de désigner nommément ces personnes, j’essaie de régler le problème.

EDIT 2: Deux réponses à mon article, ici et . Je m’en suis déjà longuement expliquée dans les commentaires: ces articles essaient de me faire dire des choses que je n’ai pas dites. Il n’est pas question de censurer qui que ce soit, mais d’expliquer en quoi une attitude répandue est condamnable et, par là, assurer justement des conditions équilibrées et saines pour la discussion. Pas la peine donc de crier à l’atteinte à la liberté d’expression, à l’anti-républicanisme (cf. les commentaires de cet article) ou je ne sais quoi encore.