Un livre peut en cacher un autre

Il y a un an, je publiais mon premier livre, une introduction au féminisme en bande dessinée, avec Thomas Mathieu. Il en est maintenant à sa 4ème édition! L’accueil réservé à ce livre n’en finit pas de me faire chaud au cœur, et j’en profite donc pour remercier nos près de 20 000 lectrices et lecteurs. Il a d’ores et déjà été traduit en coréen et sera bientôt publié en Chine et en Turquie.

Les éditions du Lombard rééditent maintenant le livre en « duo » avec un autre volume de la même collection, Les droits de l’homme, de François Smet et Thierry Bouüaert (le volume seul coûte 10€, le « duo » 20€).

Last but not least, je suis heureuse d’annoncer que je travaille sur mon deuxième livre, en collaboration cette fois avec l’illustratrice Morpheen. Je serai bientôt amenée à vous en dire plus. Parution prévue au printemps 2018!

Réaliser: « moi aussi »

Il y a des lectures, des découvertes qui arrivent exactement au bon moment: au moment où vous êtes prêt·es à les accueillir et à les accepter; au moment où vous en avez besoin pour mettre des mots sur ce qu’il se passe autour de vous. J’ai commencé à lire Living a feminist life de Sarah Ahmed le jour où j’ai dit: moi aussi. C’était une pure coïncidence, mais ces deux actes – dire au monde que oui, bien sûr, moi aussi, et lire Sarah Ahmed – sont en fait intimement liés.

Sarah Ahmed essaie, dans la première partie de son livre, de décrire le processus du « devenir féministe ». Elle parle de l’importance des émotions dans ce processus: tout commence par ce ressenti confus, la sensation d’une injustice. Elle explique comment le féminisme offre de nouvelles manières de comprendre, a posteriori, ce qui nous est arrivé. Elle met le doigt sur quelque chose d’absolument crucial (c’est moi qui traduis):

Le travail féministe est souvent un travail de la mémoire. Nous travaillons pour nous souvenir de ce que nous aimerions parfois voir s’estomper. En réfléchissant à ce que signifie vivre une vie féministe, je me suis souvenue; j’ai essayé de recoller les morceaux. J’ai appliqué une éponge sur le passé (p. 22).

Appliquer une éponge sur le passé: mettre à profit mon apprentissage féministe pour revisiter mes expériences, mon histoire.

Je suis activement engagée dans le militantisme et la recherche féministe depuis plusieurs années maintenant. Pourtant ce n’est que récemment que j’ai pu donner son vrai nom à la première agression sexuelle que j’ai subie. J’avais 15 ans. Un frotteur du métro. Je n’avais pas oublié l’épisode en lui-même, je m’en souvenais confusément comme d’une confrontation au sexisme et à la violence masculine. Pourtant je ne lui avais pas donné son nom: agression sexuelle. Un délit. Punissable par la loi, en théorie.

Ré-habiter son passé de cette manière peut mener à ce sentiment incroyable qui vient du fait de donner leur nom aux choses, de comprendre, et de rejoindre un collectif – moi aussi; mon expérience n’est pas isolée. Mais comme l’explique Ahmed, donner son nom au sexisme, ou au racisme, ou à l’homophobie peut s’avérer impossible: parfois il est plus simple, moins douloureux de ne pas le faire, cela nous permet de continuer à vivre comme si de rien n’était, à peu près. Le féminisme est un travail des émotions, émotions que nous ne sommes pas toujours en mesure de gérer. Nombre de femmes ont ces derniers jours été confrontées à des émotions complexes, face au déferlement de « moi aussi », à l’injonction parfois ressentie de le dire, de se dire victime de harcèlement ou d’agression sexuelle, face à leur propre histoire. Mais n’oublions pas:

Alors que nous commençons ce processus consistant à recoller ses propres morceaux nous trouvons beaucoup plus que nous-mêmes. Le féminisme, en nous donnant un endroit où aller, nous permet de revisiter par où nous sommes passées. Nous pouvons devenir encore plus conscientes du monde grâce à ce processus qui nous rend conscientes des injustices, parce qu’on nous avait appris à ignorer tant de choses (p. 31).

—————-
Sarah Ahmed, Living a Feminist Life, Duke University Press, 2017.

Travail militant, travail émotionnel

Ce billet se fonde sur ma propre expérience du militantisme et sur les conversations que j’ai pu avoir avec des militantes féministes. Il ne prétend évidemment pas s’appliquer à tout le monde.

Je ne suis pas militante depuis si longtemps: j’ai commencé en 2011, portée par un sentiment d’injustice qui s’était mis à déborder. Vous qui lisez ce blog et qui vous intéressez aux causes de justice sociale, il y a de grandes chances que vous reconnaissiez ce sentiment de rage et d’impuissance, cette envie de faire quelque chose malgré tout, parce qu’il arrive un moment où on ne peut plus ne pas.

Ça peut se traduire de bien des manières: se mettre à lire des blogs militants, par exemple; suivre compulsivement tous les comptes militants qu’on voit passer sur Twitter; se rendre à sa première manif, à sa première réunion d’assoc’, son premier cours de self-défense féministe. Ce n’est pas assez et on s’en veut parce qu’on n’a pas (encore) changé le monde. On n’a pas sauté le pas et on s’en veut aussi, on se dit: la prochaine manif, promis. Et puis parfois on saute dans le militantisme à pieds joints et pourtant on continue de s’en vouloir, allez savoir pourquoi.

Je considère l’activité militante comme un travail. Pas un travail au sens capitaliste du terme, évidemment, mais un travail quand même, qui peut prendre tout un tas de formes. Je le considère, entre autres, comme un travail des sentiments. Une fois qu’on a décidé d’agir à partir d’un sentiment d’injustice, celui-ci ne disparaît pas pour autant, il mue. Dans mon cas, il s’est par exemple étendu à des causes auxquelles j’étais peu ou pas sensibilisée auparavant.

Il y a les belles émotions, évidemment (heureusement!). Il y a par exemple ce moment, dans les manifs, où on réalise que oui, on est en colère mais ensemble, que, sûrement, tout devrait bien se passer. Il y a les discussions jusqu’au bout de la nuit, où l’expression « refaire le monde » prend tout son sens. Et puis il y a ce moment, le meilleur de tous, où ton père te dit qu’il est devenu féministe grâce à toi.

Très honnêtement, j’ai connu bien plus d’émotions militantes difficiles qu’agréables. J’ai voulu jeter l’éponge à peu près un milliard de fois, et puis tout à coup, paf, coui d’émotion dans le plexus et c’est reparti comme en 14. On a tou.tes nos manières de gérer, ou de ne pas gérer ça du tout, mais on en parle peu. Avouer sa fatigue, son usure, c’est presque s’avouer vaincu.e, ce n’est pas quelque chose qui se dit. Sauf entre soi, si l’on est sûr.e que l’autre a déjà ressenti ça et ne va pas nous juger.

Que devient la rage des débuts? Je ne me lasserai jamais de citer ce passage de Christine Delphy:

Il n’est pas facile, contrairement à ce que l’on croit, d’être et surtout de rester en colère. C’est un état douloureux : car rester en colère, c’est nous souvenir sans cesse de ce que nous voulons, de ce que nous devons oublier au moins par moments pour pouvoir survivre : que nous sommes, nous aussi, des humiliées et des offensées. (« Le patriarcat, le féminisme et leurs intellectuelles »)

Être en colère. Cette colère-là est essentielle pour le travail militant et pourtant elle n’est pas tenable, elle nous ronge, elle nous rend malades, parfois littéralement. Parfois, au lieu de servir de catalyseur, elle nous empêche de (bien) faire.

Rester en colère. Combien de fois ai-je vu avec une certaine surprise des personnes s’indigner de quelque chose qui continue de me choquer, mais de manière atténuée, comme l’écho d’une phrase mille fois entendue. J’ai peur parfois que mon degré conscientisation féministe ne nuise à ma colère, or sans la colère, où trouver la force? Et s’il n’y a pas de colère, pourquoi continuer? La connaissance intellectuelle, raisonnée de l’injustice, ce n’est pas la même chose que l’émotion qui te prend aux tripes, l’envie de tout casser. Et puis parfois, une chose vue, entendue mille fois vient réveiller la colère et te rappeler qu’elle était toujours là, mise en sourdine pour rester vivable, mais bien présente.

Des urnes et du papier

A quelques heures de l’élection présidentielle, vous avez sans doute déjà vu passer plus de comparaisons des programmes que vous ne pouvez en digérer. Ce n’est pas juste une comparaison que nous vous proposons sur Connaissance de causes: c’est une analyse fouillée, politisée et intersectionnelle des programmes et des discours des candidat·es – trois éléments qui, parfois, manquent cruellement ailleurs.

Le tableau ci-dessous est forcément réducteur, mais il permet de visualiser très rapidement les conclusions auxquelles nous sommes parvenu·es (cliquer sur l’image pour la voir en haute résolution).

Je vais maintenant parler des conséquences que j’en tire pour moi, et pour moi seule: le collectif Connaissance de causes est apartisan et n’appelle à voter pour personne.

Pour ma part, jusqu’à il y a un jour ou deux, j’étais indécise. Mais il y a des thèmes qui pour moi sont décisifs. Les thèmes liés au genre, aux féminismes et aux sexualités en font évidemment partie, tout comme quelques autres, analysés sur Mediapart par des ONG et expert·es. Or toutes ces analyses sont unanimes et je m’y rallie. Je voterai donc pour Jean-Luc Mélenchon. Pas parce que je suis conquise par sa personne, au contraire, et malgré des désaccords importants sur certains points, notamment sur l’Europe. Je voterai cependant pour Mélenchon tout simplement parce qu’il porte le meilleur programme, le plus abouti, le plus progressiste: c’est ça que, pour ma part, j’appelle voter « utile ».

Le genre dans les discours de la Présidentielle

Le site Connaissance de causes présente maintenant une analyse des programmes de chaque candidat·e au prisme du genre, des sexualités et des féminismes. Ces analyses ont été réalisées par un petit groupe de personnes et mises en forme grâce à l’incroyable boulot d’Anne GE (@Anne_GE sur Twitter).

Je suis en train de publier sur ce site une série de billets rédigés avec une autre linguiste, Emilie Née. Nous nous sommes servies d’un corpus rassemblant des discours de campagne mis en ligne par les équipes des 5 candidat·es en tête dans les sondages; nous avons utilisé des méthodes de statistique textuelle  et présentons, sous une forme (je l’espère!) très accessible, les résultats de nos analyses. Vous trouverez dans le 1er billet de la série les détails de notre méthode et des propositions de réflexion sur une absence étonnante dans cette campagne.

Dans le 2ème billet, nous nous penchons sur le mot femme(s), qui est généralement utilisé, dans les discours des candidat·es, en même temps que homme(s). Nous détaillons dans ce billet une évolution notable dans la langue de bois politique. Les billets suivants parleront de l’association entre femme(s) et les thèmes de l’islam et de l’immigration, en particulier dans les discours de Marine Le Pen. Nous évoquerons ensuite l’intersection entre genre et classe sociale dans les discours de Jean-Luc Mélenchon, avant de nous pencher sur le cas Macron. Je continuerai d’annoncer la publication des billets sur ma page Facebook et mon compte Twitter.

En attendant, voici un extrait du 2ème billet, intitulé « Petit traité de communication politique: Femme(s) dans les discours de campagne ».

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Hommes-femmes ou femmes-hommes? Une langue de bois en mutation

[…] On constate une évolution très notable entre 2007 et 2017 – et nous ne sommes d’ailleurs pas les seules à l’avoir remarquée…

capture d’écran réalisée le 06/04/2017 – tweets publiés pendant le débat télévisé du 4 avril

En 2007, c’était l’ordre hommes puis femmes qui dominait (66% des phrases relevées font figurer cet ordre [1]), y compris chez des femmes comme Marie-Georges Buffet (Parti Communiste) et Ségolène Royal (Parti Socialiste).

 

Or en 2017, la tendance s’inverse de manière spectaculaire (68% de femmes puis hommes).

Avec un tel renversement, on ne peut pas dire que l’ordre femmes-hommes soit particulièrement subversif. En effet, depuis quelques années, on remarque une évolution de la langue de bois politique. Ce nouvel ordre syntaxique semble faire son apparition dans la communication gouvernementale avec la création en 2012 d’un ministère des droits des femmes, où des militantes féministes sont actives (comme dans un premier temps Caroline de Haas, ancienne porte-parole d’Osez le féminisme). Le Guide pratique pour une communication publique sans stéréotype de sexe, édité par le Haut conseil à l’égalité, recommande par exemple d’utiliser l’ordre alphabétique:

 

Utiliser l’ordre alphabétique nous semble assez faible sur le plan argumentatif, puisque cela laisse entendre qu’utiliser femmes avant hommes ne s’explique que pour des raisons arbitraires – mais si c’est le cas, pourquoi changer l’ordre hommes-femmes, qui peut paraître tout aussi arbitraire ? L’apparition de femmes-hommes est en fait, à l’origine, liée à la volonté de rendre le féminin plus visible, de déranger en quelque sorte l’ordre de la langue pour mieux attirer l’attention sur l’ordre social.

Il y en a un qui a particulièrement bien reçu le message, et les téléspectateurs/trices du débat ne s’y sont pas trompé·es: Emmanuel Macron, ou en tout cas son équipe de campagne. Nous y reviendrons en détail dans un billet consacré au candidat d’En Marche.

Quant aux autres candidat·es, ils et elles emploient les deux ordres, avec une alternance marquée chez Benoît Hamon, François Fillon et Marine Le Pen. Les deux ordres ainsi peuvent alterner dans un même discours:

« Pour y parvenir , il n’y a qu’un seul vrai levier. Le levier qui a toujours motivé les femmes et les hommes qui veulent conquérir le bonheur […]
Pour nous Français, l’égalité entre les hommes et les femmes est absolue et non négociable. […]
Respect, oui respect pour ces femmes et ces hommes qui nous protègent; respect pour leur courage et leur dévouement. […]
Engagez-vous, osez, foncez, brandissez avec moi l’étendard de la France, ce drapeau des hommes et des femmes debout, ce drapeau libre deviendra demain celui de notre victoire! »
(François Fillon, meeting, Courbevoie, 21/03/2017)

Jean-Luc Mélenchon, dont il faut noter que les discours ne semblent pas rédigés à l’avance, emploie le plus souvent l’ordre hommes-femmes. C’est peut-être là une des conséquences d’un discours moins planifié, d’une parole moins contrôlée. […]

Lancement: Connaissance de causes

Emplois fictifs, hologrammes, programmes fantômes, alliances oui-peut-être-mais-non…

Dans tout ça, les sujets chers à mon cœur, et auxquels ce blog se consacre, ont pour l’instant tenu une place minimale dans la campagne: je parle des enjeux liés au·x féminisme·s, au genre et aux sexualités.

Avec une dizaine de personnes, nous avons décidé de mettre à la disposition du public un outil d’analyse de la campagne présidentielle qui se concentre sur ces enjeux. Le projet s’appelle Connaissance de causes (… vous l’avez?).

Bannière par Morpheen

Bannière par Morpheen

 

Nous analysons les programmes des candidat·es, revenons sur leurs actions et dires passés, proposons des analyses transversales à propos de thèmes particuliers. Nous sommes un collectif apartisan, ce qui ne veut pas dire que nous sommes apolitiques: nous sommes engagé·es pour la défense des droits des femmes, des minorités sexuelles et des minorités de genre. Notre perspective est également résolument intersectionnelle.

Vous trouverez ici une présentation complète du projet, ainsi qu’une liste des points clés qui nous servent d’entrées pour analyser la place du genre, des féminismes et des sexualités dans la campagne. Est également déjà en ligne une revue du web. Les analyses des programmes suivront prochainement (certaines parties du site sont donc encore en travaux).

Si vous entendez voter en avril prochain, faites-le en toute connaissance de cause.

On parle de mon livre sur les interwebz

Un mois après la parution du Féminisme en sept slogans et citations, une bande dessinée écrite par moi et dessinée par Thomas Mathieu, je n’en reviens toujours pas de l’accueil formidable réservé à ce livre. Slate le fait même figurer parmi une sélection des meilleurs livres de 2016! Ci-dessous, une sélection de critiques parues en ligne, que je mettrai à jour de temps en temps pour servir de revue de presse. Vous pouvez acheter la BD sur le site de l’éditeur (Le Lombard), lalibrairie.com ou encore Place des libraires.

Le Monde > Petite et grande histoire du féminisme en bande dessinée (Plusieurs chapitres de la BD sont consultables en ligne)

Slate > Nos livres préférés de 2016

C’est un petit exploit qui se cache dans cette BD au format poche: non seulement Mathieu Thomas et Anne-Charlotte Husson réussissent à nous instruire sans douleur en nous invitant dans l’intimité d’un dialogue captivant entre un dessinateur et une chercheuse, mais plus encore: ils parviennent à le faire sur un sujet aussi épidermique que le féminisme.

Libération > Petit guide du féminisme illustré

Jamais rébarbatif, le propos théorique est clair, pédagogique et illustré par l’exemple à travers sept slogans et citations particulièrement parlants.

La Liberté > Le petit guide du féminisme en BD

Ce volume, surprenant par son ton simple mais pédagogique, par son contenu copieux malgré le format limité, révèle l’habileté d’une forme artistique telle que la BD à concentrer une quantité étonnante d’informations en l’espace de quelques lignes et esquisses. Sans être exhaustif ni prosélytique, il présente un aperçu accessible et dynamique du féminisme, se plaçant ainsi à la portée de tous, jeunes adolescents comme adultes, des plus convaincus aux plus réticents.

La Gazette des libraires (librairie du MuCEM) > Le choix des libraires

Anne-Charlotte Husson réalise un véritable travail de fond intelligemment mené et d’une clarté déconcertante. Le dessin de Thomas Mathieu quant à lui colle tout à fait au thème et insuffle un souffle et un dynamisme enivrant à l’ouvrage. On vous le disait : c’est une véritable réussite, à lire et offrir, sans modération.

La Ribambulle > La Petite Bédéthèque des Savoirs #11

Une lecture à mettre entre les mains de tous les misogynes, machos et autres sexistes que compte votre entourage. Mais aussi – bien sûr – entre celles de ceux qui souhaitent mieux comprendre ce qu’est le Féminisme.

Breaking BD > Les femmes prennent le pouvoir

La Manif pour-tous-mais-contre… la recherche scientifique

Aujourd’hui (17 novembre 2016) et demain se tient à Paris un colloque intitulé « La gestation pour autrui: resituer la France dans le monde. Représentations, encadrements et pratiques », co-organisé par l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED), l’Ecole de Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS), l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’Université Paris 2 Panthéon-Assas et le Muséum National d’Histoire Naturelle. On en trouvera ici l’argumentaire scientifique (c’est-à-dire le texte de présentation des fondements et attendus du colloque). Cet argumentaire fait état d’une réalité minoritaire, complexe et vivement controversée, et formule l’objectif

d’analyser et de discuter la diversité des situations, encadrements, expériences relatives à la GPA dans le monde afin de mieux comprendre la pratique, son développement au niveau local et international et ses impacts ; et nourrir ainsi, de façon scientifique, les débats existants, y compris ceux soulevés en France ces dernières années ». Le programme rassemble des interventant·es de différentes disciplines (sciences juridiques, anthropologues, sociologues, démographes, médecins) et différents contextes nationaux (Etats-Unis, Inde, Australie, Royaume-Uni, Mexique, Bulgarie, Belgique, etc.). Les organisatrices/teurs présentent cet évènement comme le « premier colloque scientifique international en France sur la GPA.

En septembre 2014 avait lieu une autre première: il s’agissait à l’époque du « premier congrès des études de genre en France », auquel j’avais participé notamment en tant qu’intervenante (ma communication portait sur l’expression théorie du genre). J’avais à l’époque relaté sur ce blog les réactions de La Manif Pour Tous et de différents groupes traditionnalistes et d’extrême-droite:

Nous avons reçu la visite de manifestant·es (appel lancé par les « sentinelles », « En marche pour l’enfance » et « Enfant des terreaux », groupes religieux et d’extrême-droite). Ils se sont plantés devant l’ENS, ont pris des photos des gens qui se trouvaient dans le hall et des étudiant·es qui sortaient […]. Action Française n’allait pas manquer la fête (il y avait une cinquantaine de ces autocollants devant l’ENS quand l’équipe d’organisation est arrivée vendredi matin):

action-francaise

Pourquoi ces groupes s’attaquent-ils à des colloques scientifiques? Pour le comprendre, d’abord, un peu de contexte.

Du « mariage pour tous » à la GPA, la PMA et au genre

En mai 2013, la loi permettant l’ouverture du mariage aux couples de même sexe est adoptée par le Parlement français. On aurait pu croire que le collectif Manif Pour Tous, qui s’était formé spécifiquement pour combattre l’introduction de cette loi, allait perdre toute raison d’être et disparaître. Mais leur action s’est simplement redéfinie: en plus de demander l’abrogation de la loi, LMPT recentre son discours, à partir de l’été 2013, sur le « gender », la GPA et la PMA. J’ai largement parlé de leur militantisme antigenre sur ce blog et ne reviens donc pas là-dessus (cf notamment ce billet). Mais pourquoi militer contre la GPA et la PMA? Parce qu’il s’agit de deux revendications liées au mariage pour tous. Les couples lesbiens revendiquent l’accès à la procréation médicalement assistée (PMA) et reprochent au gouvernement socialiste d’avoir abandonné cet aspect de la loi en cours de route. Quant à la gestation pour autrui (GPA), c’est une méthode utilisée notamment par les couples gays.

Évidemment, ni la PMA ni la GPA ne sont spécifiques aux couples homosexuels, et il ne serait sans doute jamais venu à l’idée des responsables de LMPT de manifester contre ces pratiques avant la mobilisation sur le mariage pour tous. Contrairement à la PMA, couramment pratiquée (mais toujours interdite en principe aux couples homosexuels), la GPA est aujourd’hui interdite en France. Elle n’en est pas moins utilisée (de manière marginale) par des couples français, homosexuels ou non, ayant recours à des mères porteuses dans des pays où la pratique est légale. Cela crée un problème juridique pour les enfants qui, nés à l’étranger grâce à une pratique non reconnue par la France, se voyaient jusqu’en 2014 refuser la nationalité française. En juin 2014, la Cour Européenne des droits de l’homme a statué: ces enfants peuvent désormais obtenir la nationalité française, décision confirmée par le Cour de Cassation en 2015. (Pour plus de détails sur la GPA en France, on peut se reporter à cette page Wikipédia, qui est bien faite.)

Le militantisme de LMPT sur ce sujet suit deux axes principaux. Le premier est légal: il s’agit d’empêcher la légalisation de cette pratique en France. Le deuxième se veut centré sur les droits des femmes et des enfants, comme on le voit dans leur communication officielle:

campagne-lmpt_gpa

On remarque que cette communication ne mentionne jamais l’homosexualité. Nous sommes censé·es croire, apparemment, que LMPT s’est réinventé comme porte-drapeau des droits des femmes, alors que le parti (oui oui, LMPT est désormais un parti politique, c’est une histoire de gros sous) a par ailleurs des liens plus qu’étroits, par exemple, avec des organisations anti-IVG comme la fondation Lejeune. Même effacement de la question de l’homosexualité dans leur action contre le colloque sur la GPA:

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Mais tout le monde n’a apparemment pas reçu le mémo (@pvgberge est le compte de Pierre Bergé):

Quand LMPT milite contre la recherche scientifique

Je reviens donc sur ce fameux colloque. Qu’est-ce qu’on lui reproche? D’être organisé par des « pro-GPA » et de violer donc la nécessaire neutralité scientifique. En consultant le programme du colloque, vous pourrez vous faire une idée de son contenu réel.

La solution? Demander son annulation et faire pression sur les organisatrices/teurs et sur les intervenant·es.

Le président de l’EHESS, Pierre-Cyrille Hautcoeur, qui dit « comprendre la position engagée » de la Manif pour tous, s’est déclaré « choqué qu’on cherche à empêcher la tenue d’un colloque ». « Lundi matin, il y avait devant le siège de l’école des marquages au sol anti-GPA. C’est de l’intimidation. Ce ne sont pas des méthodes dignes d’un pays démocratique » (source: Le Figaro)

 

Comme on le voit dans la lettre de LMPT ci-dessus, il est reproché à Valérie Pécresse, en tant que présidente de la région Ile-de-France, de financer ce colloque. LMPT et différents groupes associés ont donc fait pression sur Pécresse pour qu’elle retire ce supposé soutien. Un mot d’explication ici: pour toute manifestation scientifique, surtout de cette ampleur, on se tourne vers de multiples sources de financement public, voire parfois privé. Les établissements de recherche disposent de divers moyens de financement, mais il est normal et souvent nécessaire de demander un soutien, même minime, à la ville, au département ou à la région où l’évènement est organisé. En l’occurrence, le financement apporté par la région Ile-de-France est lié au fait que, parmi les 16 « domaines d’intérêt majeur » définis sous la présidence précédente, figure le pôle « Genre, inégalités, discriminations ».

Or Pécresse avait fait campagne en s’appuyant explicitement sur l’électorat LMPT (rien d’étonnant, puisqu’elle avait manifesté contre le mariage pour tous):

Je suis pour l’égalité homme-femme, c’est à la racine de mes convictions. L’égalité oui, mais pas l’indifférenciation des sexes [qui est] un projet politique, une idéologie. On ne subventionnera pas la théorie du genre. (source: L’Express)

Un de ses tracts de campagne parlait vaguement de « plusieurs dizaines de milliers d’euros » de subvention « pour promouvoir la théorie du genre », subvention qu’elle promettait de ne pas reconduire.

Il y a quelques jours, la présidente de la région Ile-de-France a adressé aux militant·es antigenre et anti-GPA la réponse suivante:

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Pécresse commence par se dédouaner (le financement a été décidé par son prédécesseur), avant d’affirmer qu’il serait « contraire aux principes républicains qu’une autorité politique revienne sur les choix souverains d’un jury scientifique » (on se demande d’ailleurs à quel « jury » cette lettre fait allusion: cela montre pour le moins une ignorance du fonctionnement de la recherche…). Mais l’important est ce qui suit: la réaffirmation 1) de l’opposition du conseil régional « à la gestation pour autrui et à toutes formes de marchandisation du corps humain » et 2) du retrait du soutien de la région aux études de genre.

Le colloque sur la GPA se déroule bel et bien à l’heure où j’écris, malgré les pressions militantes. Il n’en reste pas moins que LMPT peut se targuer d’avoir mis un frein considérable au développement de la recherche sur le genre en Ile-de-France.

Une tendance très inquiétante

Il ne s’agit là, je le disais, que d’une offensive parmi d’autres contre la recherche sur des sujets liés (de près ou de loin) au genre. En décembre 2012, par exemple, deux député·es UMP déposaient une « Proposition de résolution demandant la création d’une commission d’enquête sur l’introduction et la diffusion de la théorie du gender en France ». Il était notamment question d' »établir précisément les vecteurs de promotion de la théorie du gender dans notre pays – [et] en évaluer les conséquences pour la collectivité nationale ». Le fait que les militant·es antigenre et anti-GPA n’hésitent pas à demander l’interdiction de colloques scientifiques et à intimider de façon très concrète les personnes qui portent ces recherches est, selon moi, le symptôme d’un climat de rejet de la parole des « expert·es », climat largement entretenu dans des discours populistes comme celui du nouveau président orange des États-Unis. Les expert·es sont accusé·es soit de militantisme, comme c’est le cas ici; soit d’être déconnecté·es de la réalité et de colporter des mensonges allant contre le « sens commun »; soit, enfin, d’excuser un phénomène en l’expliquant. Tous ces discours relèvent, fondamentalement, de la même logique de méfiance contre la recherche.

Je ne dis pas (surtout pas!) que la recherche devrait être inattaquable et rester dans sa tour d’ivoire. J’espère avoir prouvé au fil des années que je propose exactement le contraire. Je pense que les chercheur·es, surtout s’illes travaillent sur le social, ont la responsabilité de se frotter sans cesse au réel. Mais pour que la recherche soit possible, il faut aussi lui permettre d’opérer dans ses propres espaces, et dans un temps qui n’est pas celui, effréné, de l’actualité – ni celui du militantisme. C’est un paradoxe qui peut sembler compliqué à comprendre, mais pour pouvoir décrire adéquatement le réel, les chercheur·es ont parfois (je dis bien: parfois, et de façon momentanée) besoin de s’en extraire. C’est à cette condition seulement que nous sommes en mesure de faire un pas de côté et de poser les questions que personne d’autre ne posera à notre place, comme ce colloque qui cherche à faire le point sur la pratique de la GPA, à comprendre ses enjeux et à s’interroger sur le futur de cette pratique et de la législation à ce sujet. Militer contre la GPA ne peut pas se traduire par la censure de toute recherche sur la GPA. LMPT affirme avoir compris de cette pratique tout ce qu’il y avait à en savoir: c’est de l’esclavage, point. L’enjeu de la recherche est justement de mettre à mal de telles évidences et d’expliquer un monde complexe, où tout n’est jamais blanc ou noir. Malheureusement, la complexité n’a pas bonne presse ces temps-ci.

Rencontre / dédicaces à la librairie Violette & co (vendredi 4/11)

Si vous vivez en région parisienne, vous connaissez peut-être Violette and Co, THE librairie féministe (métro Charonne). Si vous ne connaissez pas encore, je ne peux pas vous la recommander assez chaudement. Prévoyez simplement de repartir avec beaucoup trop de livres et l’envie d’en lire encore plus.

Après ce préambule destiné à annoncer subtilement que OMAGAD j’adore Violette and Co, je vous informe que j’y serai vendredi 4 novembre à partir de 19h pour une rencontre et une séance de dédicaces, en présence également de Thomas Mathieu, l’illustrateur de la BD, et de Clarence Edgard-Rosa (du blog Poulet Rotique), qui publie de son côté Les Gros mots. Abécédaire joyeusement moderne du féminisme.

J’espère vous y voir, n’hésitez pas à venir papoter!

Le féminisme en 7 slogans et citations (Le Lombard, 10€)

couvJe l’avais annoncé il y a quelques mois, nous y travaillions depuis deux ans: mon premier livre vient de sortir aux éditions du Lombard, dans la collection La petite bédéthèque des savoirs. C’est le résultat de ma collaboration avec Thomas Mathieu, qui a réalisé l’énorme travail de transformer mes textes en bande dessinée, et je dois dire que j’en suis extrêmement fière 🙂

La BD est désormais en vente dans toutes les bonnes librairies, et vous pouvez la commander sur le site du Lombard ou sur leslibraires.fr.

Elle a déjà été chroniquée sur Libération et sur Les Nouvelles News, et Le Monde a choisi d’en faire un de ses « grands formats » (plusieurs chapitres y restent en accès libre). Pour l’anecdote, même Christine Boutin y a appris quelque chose, c’est dire.

Le projet

Je m’étais rendu compte qu’il n’existait pas vraiment de livre simple et accessible à tou·tes sur le féminisme qui puisse être utilisé comme outil pédagogique. J’avais donc commencé à travailler de mon côté sur un projet nourri par le travail fait sur ce blog, avec l’idée de viser en priorité un public qui ne connaîtrait rien ou pas grand-chose du féminisme. A peu près à la même époque, Thomas Mathieu, qui venait de publier Les Crocodiles et m’avait demandé d’écrire une postface, m’a parlé d’un projet de collection aux éditions du Lombard. L’idée était de créer une sorte de collection « Que sais-je » en bandes dessinées, qui allierait des chercheur·es en sciences humaines et sociales et des dessinateurs/trices. Il devait s’agir de livres courts et accessibles à un public très large (à partir de 14 ans). Je lui ai parlé de mon propre projet, qui reposait sur une série de billets que j’étais en train de publier sur mon blog, où j’expliquais des slogans féministes phares. L’idée a plu au Lombard, et c’est de là qu’est née notre collaboration.

Le principe du livre

Aborder un sujet aussi vaste que le(s) féminisme(s) dans un format aussi court relevait évidemment du défi. Mon domaine de recherche étant la linguistique, il m’a paru à la fois évident et fructueux de partir des discours des féministes. Or rien de tel que des citations phares et des slogans (qui condensent dans des formes frappantes des idées fondamentale) pour servir à la fois de points d’entrée dans les discours des féministes et de points de départ pour expliquer ce qu’on peut entendre par « féminisme ». C’est pourquoi le livre est divisé en sept chapitres, qui correspondent à autant de slogans ou citations. Cette approche m’a aussi permis d’aborder un certain nombre de figures du féminisme, de notions-clés et d’évènements fondateurs. A la fin de chaque chapitre se trouvent un gros plan sur un sujet liés au thème du chapitre en question: une chronologie de l’obtention du droit de vote pour les femmes dans le monde, une autre retraçant l’histoire de l’avortement en Belgique, des portraits…

Des difficultés et des limites

J’ai l’habitude d’écrire des textes relativement longs, fouillés, avec des références, des liens extérieurs, des ouvertures sur d’autres sujets… Impossible, évidemment, d’écrire le texte d’une bande dessinée comme j’écris pour ce blog ou (encore moins!) dans le cadre de mes recherches. Non seulement le nombre de pages était limité, mais pour exploiter réellement le potentiel de la bande dessinée, il était nécessaire de ne pas écrire de textes trop denses ni trop longs. Je tiens une nouvelle fois à saluer le travail effectué par Thomas, qui a eu la lourde tâche de rendre mes textes BD-friendly… Il y a toujours pas mal de texte pour une bande dessinée, mais je trouve que Thomas a réussi à créer un bel équilibre entre le texte et le dessin, de sorte que l’un se trouve au service de l’autre — mais bon, je le reconnais, je ne suis pas très objective.

Autre difficulté majeure: il était essentiel que mon travail soit aussi rigoureux et couvre autant d’aspects du féminisme que possible, tout en restant dans le cadre dont je viens de parler. Cette introduction au(x) féminisme(s) se fait donc forcément à grands traits. Elle couvre, je l’espère, pas mal d’époques, de notions et d’idées, mais elle ne peut évidemment pas parler de tout. J’ai essayé de montrer la variété des sujets abordés par les féministes et des façons d’être féministe. Mais, comme je l’explique dans l’introduction, il faut bien garder à l’esprit qu’il existe aussi toute une variété de féminismeS. Si vous êtes un tant soi peu familier·es du sujet, je ne vous apprendrai rien en disant qu’il existe beaucoup de points de divergence au sein du mouvement (<– euphémisme de l’année). Il est donc essentiel de ne pas réduire « le féminisme » à une seule voix ou une seule pensée. Pour autant, se concentrer sur les divergences pour ce genre de livre me paraissait tout aussi contre-productif. J’espère donc qu’en refermant le livre, il sera clair pour tout le monde que l’idée apparemment simple d’une « cause des femmes » recouvre un domaine vaste, divers et complexe. J’espère  surtout que ce livre donnera à ses lectrices et lecteurs l’envie d’en savoir davantage — et plus si affinités.